Sociologie et ethnologie d'un Voyage

Darwin débute son Voyage à bord du HMS Beagle (1831 - 1836) alors qu'il a dévoré les récits d'expédition du grand naturaliste Alexander von Humboldt, qu'il admire profondément. Héritier de l'humanisme éclairé de ses grands-pères Erasmus Darwin et Josiah Wedgwood, le jeune Charles est un whig convaincu, qui se rallie autant par opinion familiale que personnelle à la cause abolitionniste de l'esclavage. A l'image de Humboldt, il s'attache à décrire les paysages naturels avec force et émotion, mais ne manque pas d'y inscrire l'homme comme maître de ces royaumes sauvages.

Darwin, en bon gentleman britannique, ressent un "sentiment d'exaltation" dès lors que retentit le God Save the King. Face au développement de Sidney, il ne peut que s'émerveiller de ce "témoignage absolument magnifique de la puissance de la nation britannique". Chrétien convaincu au cours du Voyage, il considère la religion [chrétienne anglicane] comme un excellent vecteur civilisationnel pour les civilisations les plus sauvages qu'il rencontre au cours de l'expédition. Le catholicisme espagnol d'Amérique du Sud lui inspire un constant mépris caustique. Et pourtant, derrière ce vernis d'impérialiste britannique, son jugement civilisationnel hiérarchisé cache une immense philanthropie.

Lors de son séjour à Bahia, au Brésil, il conforte ses opinions familiales face à l'écœurante brutalité de l'esclavage. Dès sa première rencontre avec des Fuégiens en Terre de Feu, la distinction entre le "sauvage" et le "civilisé" n'informe nullement en son esprit la conviction de l'unicité de l'espèce humaine. Devant le génocide orchestré par le général Rosas contre les Amérindiens, il ne peut que déplorer le drame civilisationnel dont il est témoin. Observateur avec le Capitaine FitzRoy des natifs tahitiens et néo-zélandais, il rejette tout mépris de "sauvagerie" à leur égard.

Et bien que Darwin manifeste une sorte de "racisme civilisationnel" envers les peuplades rencontrées, il ne s'agit nullement de racisme tel que nous le définissons aujourd'hui. Darwin manifeste clairement, dès la tenue de son Journal de Bord, des positions antiracistes et abolitionnistes. Sa vision d'une échelle civilisationnelle ascendante, plaçant les Fuégiens à sa base et culminant avec la civilisation britannique, demeure plus une construction sociologique classique de son époque qu'un aveu de racisme. L'idée même que certains en tirèrent d'une filiation entre le darwinisme et le nazisme relève plus du fantasme que de l'analyse biographique sérieuse. Mais le mal fut écrit, hélas. 

Darwin, en réalité, était un humaniste moderne dès sa jeunesse. Son orthodoxie de jeune diplômé de théologie le poussa à considérer les missions chrétiennes comme des bienfaits civilisationnels pour les peuples du monde entier; opinion qu'il conserva toute sa vie malgré son athéisme tardif. Pour autant, son éducation familiale et sa passion pour Humboldt en firent un philanthrope libre-penseur, dont la démarche naturaliste l'invite à s'initier lui aussi aux sciences humaines. Son mentor le Pr. John Stevens Henslow avait bien percé à jour les inspiration de son jeune disciple, en lui offrant avant son Voyage un exemplaire du "Relation Historique du Voyage Aux Régions Equinoxiales Du Nouveau Continent" d'Alexander von Humboldt. L'ouvrage s'intéresse tout autant aux paysages, à leur géologie et naturalisme, qu'aux hommes et aux sociétés qui les façonnent inexorablement. Ajouté aux "Principes de Géologie" de Lyell, le Pr. Henslow allait offrir au jeune Darwin deux lectures cruciales pour le développement scientifique de Darwin. 

Si nous connaissons que trop bien Darwin naturaliste et géologue, les vulgarisations scientifiques oublient trop souvent Darwin, homme de sciences humaines. Qu'il s'agisse de sociologie, de politique, d'ethnologie ou d'anthropologie, Darwin n'eut de cesse de documenter l'Humanité au cours de son Voyage. Parfois naïf face aux figures autoritaires, souvent décontenancé par le choc d'une premier contact civilisationnel avec les Amérindiens rencontrés, condescendant parfois même dans son rôle d gentleman bourgeois, le jeune Charles fait toutefois preuve d'un effort incessant dans son Journal de Bord pour documenter le plus sérieusement les peuplades et cultures rencontrées. Il accumule témoignages, descriptions, considérations politiques et économiques. Il s'essaie à l'archéologie, tente même quelques interprétations archéozoologiques ! De ces observations nombreuses, il livra ses premières impressions dans son "Voyage d'un naturaliste autour du monde". Jusqu'à la rédaction de "La Filiation de l'homme", ouvrage majeur dans lequel Darwin livre son "Ecce homo". Darwin, qui infligea une profonde blessure narcissique à l'Homme en lui rappelant son statut biologique d'animal, n'en demeure pas moins un artisan de l'unicité biologique de notre espèce, un ardent défenseur de l'antiracisme tel que nous le définissons de nos jours, et un libre penseur convaincu du progrès éclairé d'une humanité encore soumise à ses propres démons. Darwin sociologue, Darwin philanthrope, Darwin ethnologue. C'est ce que je vous propose de découvrir à travers différents articles du blog, livrant de nombreux commentaires de Darwin sur ses contemporains au cours de son Voyage autour du Monde.



Darwin et l'esclavage :


Les Fuégiens :


Amérindiens de la Pampa
Amérindiens du Chili

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