[1834] Les Fuegiens, des Humains avant tout
Car même si l'aspect des Fuégiens, leurs corps nus recouverts de peinture, leur voix discordante pour les oreilles d'un Européen et leurs gestes d'apparence brutaux ne peut que repousser notre jeune naturaliste anglais, il n'empêche que leur appartenance à l'espèce humaine ne fait pas de doute dans son esprit. Pourtant, Darwin ne cesse de s'interroger sur le degré civilisationnel de ces peuplades de Terre de Feu. Leur mode de vie particulièrement sauvage interroge Darwin. Quel bonheur peuvent-il avoir à ne connaître en rien la douceur d'un foyer ? A vivre de maigres pêches, se déplaçant sans cesse d'un rivage à l'autre pour assurer leur subsistance ?
La rude vie des Fuégiens, que les intempéries permanentes, le froid et la rudesse de la mer n'ont nullement incité à plus de confort que de vivre nus, n'a de cesse d'interroger Darwin. En tant que naturaliste, le jeune homme cherche à questionner l'adaptation de ces hommes à leur environnement au même titre que tout organisme vivant considéré dans son milieu. Cette réflexion est d'autant plus intéressante qu'elle préfigure déjà l'idée que des lois naturelles puissent aussi s'appliquer à l'homme. « Il n'y a aucune raison de supposer que la race des Fuégiens soit en diminution, on peut donc être sûr qu'ils jouissent d'une part suffisante de bonheur ». Charles Darwin, op. cit.
Comme toujours, il faut se méfier du terme de « race » désormais chargé d'une connotation spéciste et péjorative. Sous la plume de Darwin, il s'agit plutôt d'une distinction civilisationnelle. Or pour Darwin, le mode de vie des Fuégiens ne répond justement à aucune logique civilisationnelle. Mais alors, comment le justifier ? Par un raisonnement transformiste, précédant de loin les réflexions ultérieures qui le mèneront à établir la sélection naturelle des variabilités propres aux individus d'une même population. Pour le jeune Darwin, « la Nature a adapté le Fuégien au climat et aux productions de son pays » Charles Darwin, op. cit. Il s'agit de préfigurer la future blessure narcissique que Darwin infligera à la civilisation occidentale : l'homme n'est qu'un animal parmi les autres, lui aussi soumis aux lois naturelles. Il n'est pas question de sélection du plus fort, mais bien d'adaptation. Par quel mécanisme s'opère cette adaptation naturelle, il n'est pas encore question pour le jeune Darwin d'y réfléchir. Il faudra attendre L'Origine des Espèces (1859) pour qu'une portion du voile soit levé sur ce mystère.
Avec la publication de La Filiation de l'Homme (1871), Darwin ira encore plus loin dans sa réflexion évolutionniste. Il y expose avec force sa conviction de l'universalité de l'espèce humaine. Pour autant, Darwin plaçait les Fuégiens au plus bas de sa hiérarchisation civilisationnelle de l'humanité, au point même de les croire proches de l'état originel de l'homme. Mais il n'était pas question de mépris ou de racisme contemporain. Darwin cherchait à mieux comprendre la phylogénie des peuplades humaines, et s'interrogeait sur la place des Fuégiens dans cet arbre. Étaient-ils des parents éloignés restés dans un état de délabrement originel, ou avaient-ils régressé à ce stade d'apparence si primitive pour s'adapter à leur environnement ?
Il manque à Darwin, comme toujours lorsqu'il s'interroge sur les Fuégiens, le regard critique d'un ethnologue. Car cet apparent état primitif ne fait que dissimuler à ses yeux l'étonnante richesse linguistique et culturelle de ces tribus. Humains, oui, assurément cela ne fait aucun doute dans l'esprit de Darwin. Mais civilisés, pas au sens contemporain, alors qu'il s'attache à une échelle verticale des civilisations. Darwin marque dans son Journal un premier pas vers une pensée progressiste et moderne de l'humanité, certes critiquable et imparfait, mais sa pensée est déjà résolument tournée vers une seule et même Humanité.
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