Darwin et les Fuégiens : un compte-rendu raciste durant le Voyage du Beagle ?

Entre décembre 1832 et janvier 1833, le HMS Beagle est en Terre de Feu. Durant cet épisode du second voyage du Beagle, Darwin va faire la rencontre des Fuégiens, peuple autochtone habitant l’extrémité Sud du continent américain. Mais les témoignages qu'il en livre dans son Journal de Bord et dans son Voyage d'un naturaliste autour du monde interpellent le lecteur contemporain tant son récit pourrait être qualifié de raciste, voire de suprémaciste. Néanmoins, s'il est important de placer l’œuvre dans le contexte de son époque, le traitement de Darwin envers les Fuégiens eut de quoi interroger, même de son vivant. Faut-il interpréter le dédain manifeste de Darwin pour la civilisation fuégienne comme une forme contemporaine de racisme  ? Cet article tente de revenir sur une polémique demeurée sensible depuis les publications des récit de voyage du célèbre naturaliste britannique.

Le 18 décembre 1832, le HMS Beagle mouille dans la Baie de Bon-Succès. Depuis la veille, les Fuégiens campent sur le rivage et ne cessent d'observer le brick-sloop. Le capitaine décide d'envoyer un canot à leur rencontre. Darwin et quelques officiers font partie de la délégations. « Ce fut incontestablement le spectacle le plus curieux et le plus intéressant que j'ai jamais contemplé. Je n'aurais jamais cru que la différence entre le sauvage et l'homme civilisé fut aussi totale » Darwin, Journal de Bord. Les descriptions de cette rencontre ne sont pas en faveur des quatre Fuégiens qui s'avancent à leur rencontre. « Leurs vêtements […] les faisaient ressembler aux Démons tels qu'on les représente sur la Scène ». Darwin nous dépeint des hommes hirsutes, aux tenues sauvages déguenillées face aux uniformes impeccables des marins de la Royal Navy. Il ne peut s'empêcher de rapporter leurs comportements insolites avec un mélange de curiosité mêlée de mépris occidental. Leurs manières sont « viles », et les premiers échanges évoquent plus des trocs entre colons blancs et amérindiens qu'une réelle tentative de dialogue, d'égal à égal. « Nous leur donnâmes du tissu rouge, qu'ils se mirent immédiatement autour du cou et nous devînmes de bons amis ». Ou encore : « leur langue ne mérite pas d'être qualifiée de langage articulé ».

Les allusions simiesques sont fréquentes sous sa plume : « ce sont d'excellents mimes » ; « un des hommes jeunes, dont le visage était peint avec une bande blanche sur les yeux, réussit parfaitement à faire des grimaces encore plus hideuses » ; «  Je n'aurais jamais cru que la différence entre le sauvage et l'homme civilisé fût aussi totale. Elle est plus grande qu'entre un animal sauvage et un animal domestique ». Darwin les décrit comme exigeants, ne cessant de réclamer des« cochillas », à savoir des couteaux (déformation du terme espagnol ''cuchillo''), qui trahit d'anciens contacts avec des marins hispanophones. Le choc culturel ressort d'autant plus alors que Jemmy Button s'avance devant eux. Le jeune Fuégien désormais "civilisé" accompagne la délégation en tant qu'interprète. Les Fuégiens le dévisagent, et le vieux chef le harangue pour qu'il les rejoigne. Qu'il présente dans ces habits occidentaux semble constituer une sorte d'affront ; à croire qu'ils portent envers les Européens une estime réciproque tout aussi médiocre ?

Durant le séjour sur l'Île l'Hermite, les descriptions qu'il fit des mœurs fuégiennes ne furent guère meilleures. Darwin accompagne le capitaine à bord d'un canot au cours d'une reconnaissance. Ils tombent sur des wigwams, habitations indigènes temporaires de branchages, d'herbes et de joncs, que Darwin décrit en des termes peu élogieux : « il ne faut sûrement pas plus d'une heure pour la faire » ; « il faut constamment se déplacer, et de là vient que ces habitations sont si misérables ». Alors que le Beagle poursuit son exploration dans le Détroit de Ponsonby au 20 janvier 1833, l'équipage rencontre à nouveau des campements fuégiens : « ce sont des cannibales si voleurs et si effrontés que l'on préfère naturellement s'en tenir à l'écart ». Le récit de Darwin en devient caricatural lorsqu'il pousse au ridicule chacune des mœurs fuégiennes. Même le pauvre Jemmy Button n'échappe pas au ton méprisant et paternaliste de Darwin à son égard !

Le Journal de Bord de Darwin se résume plus à une description méprisante des mœurs fuégiennes qu'à un réel portrait ethnologique. Le plus choquant dans le récit que Darwin nous livre de ces rencontres en Terre de Feu demeure la hiérarchisation des peuplades amérindiennes sur une échelle civilisatrice de l'humanité. Au sommet se place le modèle occidental britannique, tandis que les Fuégiens figurent en bas de l'échelle. « Comparés à eux, les habitants des Îles de la Mer du sud sont civilisés, et les Esquimaux, dans leurs huttes souterraines, peuvent goûter quelques uns des conforts de la vie » Charles Darwin, op. cit. Alors quoi, Darwin était-il raciste ? Penchons-nous de plus près sur la question.

Le philosophe Patrick Tort a largement démenti les accusations de racisme dont ses détracteurs affublent Darwin. Il est vrai que les descriptions que Darwin fit des Fuégiens ont de quoi choquer le lecteur contemporain. Il suffit de lire le Voyage d'un Naturaliste autour du Monde (1839) pour s'en offusquer ! Les Fuégiens y sont décrits comme « sauvages ignobles et infects » au langage animal, cannibales à l'occasion et prompts à la violence ; « Je n'avais certainement jamais vu créatures plus abjectes et plus misérables ». Ces propos heurtant eurent même un impact sur les anthropologistes de la fin du XIXème siècle, à tel point que l'ethnologue Horatio Hale crut bon d'attribuer en 1888, six ans après la mort de Darwin, l'anecdote d'un mea culpa tardif de ce dernier au sujet des Fuegiens. « Nous savons comment franchement et pleinement, vers la fin de sa vie, il a retiré, sur de meilleures informations, l'opinion qu'il avait initialement exprimée sur le faible caractère intellectuel et moral des Fuégiens » (Hale, 1888).

Fallait-il pour autant réhabiliter l'opinion de Darwin afin de laver sa réputation ? Cela n'est pas nécessaire, dès lors que ses propos sont correctement placés dans leur contexte historique et qu'ils ne sont pas sortis hors de leur contexte. Rappelons que la science du XIXème siècle discute avec le plus grand sérieux de "races biologiques" au sein de l'Humanité, ce qui n'empêchera nullement Darwin de plaider pour une universalité de l'espèce humaine dans La Filiation de l'Homme (1871). Les degrés de civilisations supérieures ou inférieures auxquels se réfèrent Darwin établissent une échelle civilisationnelle ; mais ne forgent en rien un quelconque « racisme scientifique » dans ses propos. Darwin développe au contraire l'idée d'un altruisme civilisationnel, sorte d'évolution sociétale qui affranchit en partie l'homme de la sélection naturelle en le poussant à prendre soin des plus faibles. Darwin rejette en cela les propos de Galton ou de Spencer, et rejoint l'idée d'une évolution civilisationnelle bienfaitrice. Dans ses correspondances privées tout comme ses prises de position publiques, il ne fera que confirmer cette regard bienveillant porté sur l'humanité. Il rejette dès sa jeunesse l'esclavage et prit fait et cause pour les Nordistes durant la Guerre de Sécession ; il consacra également une partie de son temps en faveur d’œuvres de charité et, bien que publiquement agnostique, soutint les missions de christianisation des peuples sauvages en raison de l'altruisme civilisationnel qu'elles pouvaient apporter. En définitive, les accusations de racisme, d'esclavagisme ou d'eugénisme sont tout autant infondées que calomnieuses.

Pour autant, Darwin place ls Fuégiens au plus bas de sa hiérarchisation civilisationnelle de l'humanité, au point même de les croire proches de l'état originel de l'homme. Dans un élan philanthropique qui peut nous être difficile à comprendre de nos jours, Darwin encouragea par conséquent les efforts des missionnaires en Patagonie. Un engagement d'autant plus surprenant rétrospectivement parlant, puisque ces missions évangélisatrices européennes eut un impact destructeur considérable sur la culture amérindienne. Mais dans l'esprit de Darwin, il convient d'apporter les bienfaits altruistes « supérieurs » de la civilisation à tous les peuples « inférieurs » du monde. Tout autant que philanthrope, Darwin s'intéressait à cette évolution civilisationnelle. Ainsi les efforts du missionnaire Thomas Bridges aux îles Malouines l'intéressèrent en raison de son travail linguistique porté sur les peuples Yamana et Yahgan.

Au début des années 1860, Darwin utilisa son carnet d'adresse auprès de la Patagonian Missionary Society pour correspondre avec Brigdes - un total inconnu pou lui - qui lui semble, de part sa mission aux Malouines, l'interlocuteur le plus privilégié pour cette demande. En effet, dans l'objectif d'écrire L'Expression des émotions chez l'homme et les animaux (1872), Darwin cherche à collecter « any information on the manner of expression of countenance of any emotion in savages » (correspondance adressée à Thomas Bridges, 6 janvier 1860). Et l'intéressé s'exécute. Début 1867, Darwin reçoit d'abondantes notes expédiées par Bridges. Il en tire rapidement la détermination que ces éléments linguistiques apportent un argument supplémentaire à son hypothèse que « toutes les races [humaines] descendent d'un groupe d'ancêtres communs ».

Bridges poursuivit ses travaux linguistiques, et rédigea un brouillon de dictionnaire Yamana-Anglais qui n'était toujours pas publié à sa mort, en 1898. Il le fut pour la première fois en 1931, à une époque où virtuellement, la langue Yamana était considérée comme éteinte ... De son vivant, Darwin fut mis au courant du travail linguistique de Bridges par son vieil ami, l'amiral Sulivan (ancien lieutenant à bord du HMS Beagle), et dans une lettre du 20 mars 1881, il encourageait Bridges à poursuivre ses efforts. Est-ce l'intérêt pour ce travail à la fois linguistique et anthropologique qui poussa Horatio Hale à prétendre que Darwin changea d'avis sur les Fuegiens ? Faut-il voir - comme certains le pensent - dans la donation annuelle que faisait Darwin à la South American Missionary Society la preuve d'un ralliement spirituel aux missionnaires chrétiens ? Certainement pas. De toutes évidences, Darwin appréciait les efforts menés par les missionnaires en Patagonie car répondant à son idée d'une évolution positive et altruiste de ces missions civilisationnelles. Il est déroutant de considérer que Darwin, pourtant défenseur d'une unité de l'espèce humaine, âpre partisan anti-esclavage, considérait l'espèce humaine comme un assemblage de races & civilisations hiérarchisées entre-elles. Les fausses interprétations sont d'autant plus faciles à postuler dès lors que cette échelle civilisationnelle est sortie de son contexte. Mais s'il considérait les Fuégiens comme certainement proches des peuplades originelles, leur supposée « infériorité » ne démontrait à ses yeux que l'idée d'une évolution sociétale humaine complexe entre ses peuples. Pour Darwin, l'engagement solitaire est un avantage sélectif de l'humanité, alors même qu'elle l'affranchit de la sélection naturelle. L'entre-aide envers les autres, et non la destruction du plus faible au profit du plus fort. En cela, le « darwinisme social » de Spencer n'a strictement rien à voir avec la pensée darwinienne …


Bibliographie consultée :


Darwin, C. (1831-36) Journal de Bord. Ed. Honoré Champion (2012).

Darwin, C. (1839) Voyage d'un naturaliste autour du monde. Trad. de l'édition de 1860. Ed. La Découverte (2006).

Darwin, C. (1871). La Filiation de l'Homme

Darwin, C. (1872). L'Expression des émotions chez l'homme et les animaux

Hale, H. (1888) The Development of Language. Copp, Clark(Toronto), p. 38. On Hale’s lecture, see Radick, G. (2007) The Simian Tongue: The Long Debate about Animal Language, University of Chicago Press (Chicago), pp. 114–115.

Radick, G. (2010). Did Darwin change his mind about the Fuegians ? Endeavour, 34, 2, p. 50-54.

Tort, P. (2018). Darwin n'est pas celui qu'on croit. Ed. Le Cavalier Bleu, 175 p.


Illustration de début d'articleAquarelle représentant un Fuégien de la Terre de Feu, peinte par Conrad Martens lors de sa visite en Patagonie en compagnie de Charles Darwin lors du Seond Voyage du HMS Beagle (1832-1836).

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