[1832] La face sombre de la société brésilienne

En ce 3 juillet 1832, le HMS Beagle est encore à Rio de Janeiro. Le départ pour Maldonado n'aura lieu que le 5 juillet au matin. Aussi pour patienter avant que le brick-sloop ne reprenne le large, Darwin profite de cette journée pour effectuer une dernière promenade et déambuler dans les rues de Rio de Janeiro. Mais les terribles inégalités de la société brésilienne frappent son attention une nouvelle fois.

Darwin a été tout au long de son séjour au Brésil bouleversé par le sort des esclaves. En cette première moitié du XIXème siècle, l'esclavage joue un rôle primordial dans l'économie brésilienne. Si la traite négrière est officiellement interdite, la contrebande en mer est massive et les marines européennes peinent à l'endiguer. Le Brésil n'abolira l'esclavage que le 13 mai 1888, six ans après le décès de Charles Darwin. C'est pourquoi tout au long de sa vie, Darwin conserva de ses séjours brésiliens une image particulièrement négative de cette société divisée.

Le racisme envers l'esclave noir est alors monnaie courante dans ce Brésil du XIXème siècle. Non seulement il est considéré comme un bien matériel, mais la plupart de ses droits fondamentaux lui sont tout simplement confisqués. L'esclave est déshumanisé, et la justice brésilienne en témoigne : « Si un esclave assassine son maître, il devient l'esclave du gouvernement, après un séjour en prison ». Charles Darwin, Journal de Bord. Or la société brésilienne est tellement dépendante de cette main-d'œuvre asservie que Darwin prophétise un futur changement de paradigme sociétal : « Je ne peux m'empêche de penser que ce sont eux [les esclaves] qui dirigeront un jour le pays ; à en juger par leur nombre, leurs belles silhouettes athlétiques (contrastant particulièrement avec celle des Brésiliens) qui montrent qu'ils vivent dans un climat qui leur convient et par leur intelligence, qui a été beaucoup sous-estimée ». Charles Darwin, op. cit.


Peinture d'esclaves achetant du tabac à Rio de Janeiro, par Jean-Baptiste Debret

La formulation peut sembler de nos jours condescendante, mais elle trahit une observation particulièrement juste de cette société brésilienne divisée en deux niveaux. La classe dirigeante blanche est puissante mais jugée oisive par Darwin, or elle ne doit sa fortune qu'à la classe noire asservie. « Ce sont eux qui travaillent avec efficacité dans tous les secteurs essentiels. Si le nombre d'esclaves augmente (comme il le doit) et s'ils ne supportent plus de ne pas être les égaux des hommes blancs, l'époque de la libération générale ne sera pas loin ». Charles Darwin, op. cit. Il n'est nullement question dans ses propos d'encourager le nombre d'esclaves, mais Darwin pose un simple constat. La contrebande négrière est florissante, aussi le nombre d'esclaves augmente-t-il régulièrement. En 1829, la traite illégale atteignit le triste record annuel de plus de 100 000 africains asservis et déportés dans les plantations américaines. Et dans quelles affreuses conditions !

Or durant ses escales brésiliennes, l'apparente nonchalance du « nègre heureux » ne dupa pas pour autant Darwin. Les chants enjoués dominicaux, le petit carré de potager réservé aux esclaves, tout ceci adoucit peut-être les apparences comme le rapporte Darwin dans son Journal de Bord. Mais pour autant, « Je crains qu'il n'y ait beaucoup d'exceptions affreuses » Charles Darwin, op. cit. Bel euphémisme pour résumer tous les actes de cruauté contre les esclaves dont Darwin fut le témoin ou entendit les récits. Aussi le jeune homme se montre admiratif du tempérament de ces esclaves noirs, leur « bonne humeur et une gaîté admirables, une heureuse nature et un ''cœur vaillant'', mêlés à une bonne dose d'admiration ». Charles Darwin, op. cit. C'est là un vrai élan du cœur envers ces hommes et femmes asservis, arrachés à leurs terres africaines, et dont les origines multiples se révèle aux « ornements de leur peau et langages divers ». Charles Darwin, op. cit.

Pour Darwin, il ne fait aucun doute que la société brésilienne est corrompue. L'élite blanche n'y est que violence, oisiveté, orgueil et sensualité dépravée. « Ici on peut soudoyer tout le monde. Un homme peut devenir marin, médecin ou choisir n'importe quelle profession s'il peut s'offrir de payer une somme suffisante ». Charles Darwin, op. cit. Face à cette classe supérieure corrompue, l'esclave noir apparaît sous la plume de Darwin comme un modèle de courage, d'intelligence, de résistance et de morale. Assujetti par la société brésilienne, il en est pourtant le dépositaire. Pour Darwin, l'esclave noir mérite d'hériter de cette terre qu'il nourrit de sa sueur et de son sang. Mais si le jour de la révolte viendra tôt ou tard selon lui, il espère que cette révolution se fera tout de même dans l'amour de son prochain, en humanité. « J'espère que le jour viendra où ils feront valoir leurs droits et oublieront de se venger du mal qu'on leur a fait » Charles Darwin, op. cit. Un doux rêve abolitionniste et humaniste, digne du jeune homme progressiste mais lucide qu'était notre naturaliste alors âgé d'une vingtaine d'années.


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