[1833] Le Général et le Naturaliste

Le 13 août 1833, Darwin et ses compagnons de route arrivent au campement du général Rosas, le long du Rio Colorado. Cette rencontre constitue un temps fort du voyage du jeune naturaliste en Amérique du Sud. Au point qu'il y revint longuement aussi bien dans son Journal de Bord que dans son Voyage d'un naturaliste autour du Monde. Le général Juan Manuel de Rosas (1793-1877) est alors l'homme fort de la Confédération Argentine, régime politique argentin (1831-1861) succédant aux Provinces-Unies du Río de la Plata. Chef du gouvernement de la Province de Buenos Aires entre 1829 et 1852, Rosas se mit en retrait durant la période 1832-35, espérant que son statut d'homme fort fasse l'unanimité et qu'il soit rappelé triomphalement au pouvoir. Lorsque finalement il reprit les rênes du pouvoir, il instaura un régime autoritaire qui précéda la guerre civile argentine.

Durant cet interrègne de trois ans, le Général Rosas s'évertua à se rendre indispensable. La Confédération Argentine convoitait alors de larges territoires méridionaux encore sous contrôle indigène. Les éleveurs Gauchos n'avaient de cesse d'intensifier leur présence dans la Pampa, et la colonie fortifiée de Bahia Blanca fondée en 1828 marquait l'établissement progressif des Argentins aux portes de la Patagonie. Le général Rosas se fit alors le chef d'orchestre de la Campagne du Désert de 1833-34, première opération militaire de ce nom qui visait à occuper les territoires indiens entre le Rio Negro et la Cordillère des Andes.

La campagne s'organisait en trois colonnes militaires avançant de concert. La première à l'Ouest (Colonne de Droite) commandée par le général Aldao, la seconde au Centre commandée par le général Ruiz Huidobro, et la troisième à l'Est (Colonne de Gauche) commandée par le général Rosas en personne. Les trois corps expéditionnaires s'avancaient dans la Pampa, s’accaparant par la forces des territoires des tribus Pampas, Ranqueles, Borogas, Manzaneros et Tehuelches. Les populations amérindiennes hostiles furent littéralement massacrées. Seules les tribus des caciques (chefs indiens en Amérique du Sud) qui se rallient au général Rosas étaient épargnées.

La Campagne d'extermination dura une douzaine de mois et remporta un franc succès. A mesure que les colonnes avançaient vers le Sud, elles disposaient des garnisons fortifiées servant de postes-relais. La colonisation forcée de ces territoires ne faisait aucun doute, facilitant la venue de nouveaux fermiers par ces voies militaires. Effroyable massacre de natifs amérindiens, le bilan humain demeure officiellement très largement sous-évalué. Le 16 avril 1834, le journal El Monitor chiffrait les pertes humaines à 1415 indigènes. les journaux argentins, sous la coupe de Rosas, vantaient les pertes infligées aux tribus indiennes. Mais en réalité, environ 7000 et 10000 Amérindiens furent exterminés durant cette Campagne. Soit près de la moitié de la population d'Amérindiens occupant alors la Pampa argentine au Sud de Buenos Aires. Une véritable purge ethnique.

La colonne de l'Est, commandée en personne par le général Rosas, comptait à son départ 2010 hommes dont 1180 cavaliers. Darwin rejoignit le campement aux abord du Rio Colorado de cette troupe hirsute d'argentins et d'indiens 13 août 1833 : « Le campement du Général Rosas est tout près du fleuve ; c'est un carré de 300 ou 400 yards, formé de chariots, de pièces d'artillerie, de huttes de paille. Les soldats appartiennent presque tous à la Cavalerie. Je crois que jamais auparavant ne fut rassemblée armée aussi vile ni aussi proche d'une troupe de bandits » Charles Darwin, Journal de Bord. Darwin se présenta auprès du secrétaire de Rosas, qui se montra méfiant envers ce "naturaliste". Par chance, Darwin disposait d'une lettre de recommandation du Gouvernement de la Province de Buenos Aires. L'accueil se fit dès lors plus chaleureux.





Le général Rosas insista pour le recevoir en personne sous sa tente. La rencontre fut courtoise et Darwin ressortit impressionné par cet échange avec le « terrible général ». Le 15 août, nouvel entretien entre les deux hommes. Rosas lui accorda un passeport et un bon pour des chevaux de poste du gouvernement. La poursuite de son voyage terrestre en Argentine était donc assurée. Dans son Journal de Bord, Darwin nous livre le portrait de ce sévère général, qui maîtrisait aussi bien le commandement que l'instrumentalisation de son image. Despote mégalomane déjà en avance sur son époque, le général Rosas ?

Fils d'officier, propriétaire terrien par sa mère, le général Rosas se forgea par lui-même une brillante carrière militaire dès ses 13 ans, lorsqu'il s'engagea en 1807 dans la compagnie d'enfants des Migueletes pour la défense de Buenos Aires contre les Anglais. Adolescent fougueux, il se tint assez éloigné de la Révolution de Mai 1810. Développant d'abord les terres familiales, il eut un différant avec sa mère au sujet de son mariage lors de ses 20 ans et dût restituer les champs qu'il gérait au nom de ses parents. Il devint alors un self-made man en fondant son propre élevage et ses propres entreprises commerciales. C'est à partir de cette époque qui changea son nom de famille "Ortiz de Rozas" en "Rosas". En 1819, le jeune homme avait déjà amassé une considérable fortune, et gérait plusieurs ranchs en surplus de ses propres propriétés terriennes. Il leva alors sa première compagnie de cavalerie pour combattre les Amérindiens en prenant l'habitude d'armer en premier ses propres employés. Une habitude qu'il conservera par la suite lors de ses engagements politiques.

Il débuta sa carrière politique en 1820, et devint très vite l'homme-fort de la province de Buenos Aires. Il s'impliqua dans la guerre contre le Brésil, repoussa les factions rivales lors de la guerre civile, rétablit l'ordre dans les territoires du Sud. Qu'il dirige la province en tant que gouverneur ou en impose sa propre marque durant son interrègne, le jeune Lieutenant-Colonel devint rapidement l'incontournable Général Rosas. C'est au fait de sa gloire que Darwin rencontra cette figure charismatique et autoritaire. Il nous en livre un récit aussi vivant que fort bien détaillé.

Rosas mène ses hommes avec une discipline de fer. Sage précaution, puisque sa Colonne tient plus de la milice privée d'un seigneur de guerre que d'une troupe régulière. Le gouvernement de Buenos Aires n'étant alors pas solvable, Rosas entretient sa troupe sur ses deniers personnels. Une situation qui lui est plutôt avantageuse, puisqu'elle lui assure encore plus la loyauté de cette troupe hirsute de Gauchos et d'Indiens. Rosas est un communiquant avant l'heure, agissant publiquement de manière fort bien calculée pour entretenir son image de Général Gaucho inflexible et indomptable. Et cela fonctionne. Sa popularité provient autant de ses victoires politiques que des récits élogieux qu'il n'a de cesse de façonner autour de sa personne.

Son caractère intransigeant et ses lois dures mais justes assurent une stabilité au sein de la troupe. Ses estancias sont gérées avec efficacité et rigueur, lui prodiguant d'abondants revenus. Mais en outre, Rosas se conduit comme un parfait Gaucho. Il s'habille à leur manière, s'évertue à faire étalage de ses talents de cavalier exceptionnel, participe à leurs jeux de corral. Respectant à la lettre les traditions des Gauchos, il a tenu à remporter les épreuves d'adresse que ces derniers imposent à quiconque voudrait les commander. Doté d'un intransigeant sens de l'honneur, il ne souffre aucune exception parmi les rudes lois qu'il impose à ses hommes. Alors qu'il a interdit le port du couteau traditionnel des Gauchos le dimanche (afin d'éviter les débordements lors des beuveries de ce jour de repos), il se met lui-même aux arrêts le jour où il oublie par mégarde de respecter cette loi. Les Gauchos raffolent littéralement de ces anecdotes qui flattent leurs propres valeurs morales. Son image est adulée par ces derniers, et les règlements de compte sanglants contre quiconque manque de respect au Général son nombreux.

Rosas n'en est pas moins un leader autoritaires, qui impose ses décisions par la force des armes. D'une figure inflexible, on dit de lui qu'il ne rit que pour punir ses ennemis. « Lorsque le Général rit, il n'épargne ni fou ni sage ». Une telle image sied parfaitement au personnage et lui permet d’asseoir son autorité dans l'esprit de chacun de ses concitoyens. Nous sommes dans la construction d'une véritable œuvre de propagande, au service d'un pouvoir autoritaire. La figure de l'autodidacte qui ne doit sa fortune qu'à lui-même (à l'exception notoire de son rang social) et le triomphe de ses faits d'arme rejoignent les exploits du ''Gaucho Rosas''. Chaque jour se poursuit le récit de sa légende. Et peut-être est-ce cela qui fascine inconsciemment Darwin. Or sous le vernis d'une épopée moderne dans la Pampa, le sang coule à flots. Celui des amérindiens, mais aussi celui de ses ennemis politiques. La presse est muselée, la liberté d'expression réduite au seul profit du leader argentin. Lorsqu'en 1837 un groupe de jeunes intellectuels se réunit en salon littéraire dans la librairie de Marcos Sastre, à Buenos Aires, la réponse du gouvernement de Rosas est brutale. Les jeunes gens sont persécutés, contraints à l'exil.

Nul doute que Darwin était conscient de la redoutable nature de Rosas. Mais alors qu'il traversait la Pampa à cheval, il lui fallait jouer de prudence et s'attirer les bonnes grâces du Général. Quelques années plus tard lorsqu'il publia son Voyage d'un naturaliste autour du Monde, Darwin apporta un peu plus de nuance dans son récit, nous faisant comprendre entre les lignes que ce charismatique général n'en demeurait pas moins un despote en puissance. Le Journal de Bord de Darwin représente un document exceptionnel pour les historiens d'Amérique latine, puisqu'il fut un témoin direct de cette Campagne du Désert. Il décrit ainsi dans ses récits de voyage les troupes de la Colonne militaire de Rosas, les auxiliaires indiens, et les terribles exactions menées contre les tribus. Durant ces quelques semaines passées à cheval depuis Carmen de Patagones jusqu'à Santa Fé, Darwin fut le chroniqueur de cette terrible guerre d'extermination, trame sanglante à l'ascension politique du Général Rosas.

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