[1833] Les salinas du Rio Negro

De son périple à cheval depuis Carmen de Patagones jusqu'à Bahia Blanca, Darwin rapporte dans son Voyage d'un naturaliste autour du Monde la visite de grands lacs salés à environ 24 km de la ville de départ. Il s'agit des fameuses Salinas qui ponctuent le paysage de la pampa argentine. Ces lacs d'eau saumâtre se remplissent d'eau en hiver, avant de se dessécher en été pour former de grandes surfaces de sel blanc éclatant. Le contraste saisissant entre ces étendues d'évaporites et la pampa aride des alentours attire de nos jours les touristes avides de paysages sauvages saisissants. Mais les Salinas ne sont pas que des curiosités touristiques, elles sont aussi exploitées comme source de sel terrestre. Certaines d'entre-elles sont d'ailleurs riches en lithium, comme au Nord de l'Argentine, provoquant de vives tensions entre les autorités et les défenseurs de l'environnement.


Salinas del Gualicho - unviajecreativo.com


Mais revenons aux Salinas que Darwin put visiter en août 1833. L'origine géologique de ces lagunes est relié aux dépôts marins du Cénozoïque, que le ruissellement saisonnier des eaux de surface transporte jusque dans ces grandes dépressions peu profondes. La récolte de ce sel accorde une certaine prospérité aux habitants de Carmen de Patagones, qui se déplacent massivement durant l'été aux abords des Salinas pour en extraire le sel et l'exporter par attelages de bœufs jusqu'au transport fluvial du Rio Negro. Pourtant, ce commerce ne ne se développe guère. Dans le Voyage d'un naturaliste autour du Monde, Darwin explique que le sel des Salinas est jugé de médiocre qualité. A tel point qu'il faut le mélanger avec du sel importé du Cap-Vert pour assurer une salaison correcte de la viande !

Une information que le jeune naturaliste ignorait lors de sa visite à Carmen de Patagones. Dans son Journal de Bord, il s'étonnait donc bien naïvement qu'en dépit du grand nombre de Salinas, les villes d'Amérique du Sud importaient toujours du sel européen. « il y a d'autres Salinas plus loin, qui font plusieurs lieues de circonférence et où la couche de sel a plusieurs pieds d'épaisseur ; assez pour fournir le monde en sel, pourtant à Montevideo on utilise du sel anglais pour faire le beurre salé » Charles Darwin, Journal de Bord. Le jeune homme en concluait bien hâtivement que les habitants ne géraient que trop mal leurs ressources naturelles. Plus tardivement, il annota cette entrée de son Journal de Bord par la précision « en raison du salpêtre ». Mais il s'agit encore d'une fausse hypothèse.

Mais alors, quelles sont les raisons de la médiocrité du sel de Patagonie ? Darwin, qui effectua des prélèvements sur place, put faire analyser ses échantillons de sel par M. Trenham Reeks. Sa composition est exceptionnellement pure : « il n'y trouve que 26 centièmes de gypse et 22 centièmes de matière terreuse ». Hélas, cette pureté ne suffit pas, il l'apprit enfin d'un négociant argentin quelques semaines plus tard lors de son séjour à Buenos Aires. Ce sel ne vaut pas la moitié de celui qu'on importe du Cap-Vert. D'où proviennent alors ses médiocre propriétés ? Une décennie plus tard, alors qu'il préparait la seconde édition du Voyage d'un naturaliste autour du Monde, Darwin lut dans l'Agricultural Gazette (1845) que « les sels qui conservent le mieux le fromage sont ceux qui contiennent la plus grande proportion de chlorures déliquescents » Charles Darwin, Voyage d'un naturaliste autour du Monde. Darwin proposait alors en hypothèse que l'infériorité du sel de ces Salinas était justement dû à sa pureté, ou pour mieux dire à sa pauvreté en chlorures.

Darwin appuie cette hypothèse quelques pages plus loin, en rapportant les analyses chimiques menées par M. Parchappe à partir d'échantillons des « Salitras » récoltés à Bahia Blanca par Alcide d'Orbigny : « les incrustations salines dans les plaines, situées à une distance de quelques miles de la mer, consistent principalement en sulfate de soude ne contenant que 7% de sel commun ; tandis que plus près de la côte le sel commun entre en proportion de 37% » Charles Darwin, op. cit. Ledit sel commun n'étant autre que le chlorure de sodium, l'hypothèse de Darwin se trouve ainsi corroborée. Le sel récolté dans les Salinas est trop pauvre en chlore pour un usage alimentaire. Cependant, l'origine hydrologique des Salitras diffère quelque peu des Salines. Les premières se sont des aiguilles de sel formés par capillarité alors que l'eau saumâtre du sol remonte à la surface. Tandis que les secondes sont issues de l'évaporation directe des eaux de surface. Mais dans les deux cas, elles témoignent de la cristallisation de sels riches en sulfates de soude.

La biodiversité n'est pas non plus en reste sur ces Lagunas. Darwin note au combien les lacs d'eaux saumâtres attirent les Flamants. Dans la vase que ces grands échassiers fouillent de leurs becs recourbés, toute une vie grouille, indifférente aux conditions salées. Darwin rapporte l'existence d'un petit Crustacé, l’artémie (Artemia salina ou Cancer salinus selon Darwin), que l'évaporation de l'eau n'empêche pas de proliférer. Il s'agit de la principale proie des trois espèces de Flamants présents en Argentine (Flamant des Andes, Flamant du Chili, Flamant de James), et responsable de la pigmentation rosée de leur plumage. Cette prolifique vie qui s'accroche à tous les milieux fascine Darwin, qui écrivit : « Oui sans doute, on peut affirmer que toutes les parties du monde sont habitables ! […] partout on trouve des êtres organisés » Charles Darwin, op. cit. Une phrase étonnamment moderne pour son époque, et toujours vérifiée depuis par les biologistes.


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