[1834] Arrivée dans l’île de Chiloé

Le 28 juin 1834 au début de la nuit, le HMS Beagle mouille dans le port de San Carlos, dans l'île de Chiloé. Après une courte escale au 15 juin devant l'île Hyatt, non loin de l'île Esmeralda, le Capitaine FitzRoy progresse le long des côtes patagons chiliennes. Idéalement, le commandant de l'expédition aurait souhaité poursuivre jusqu'à Coquimbo, bien plus au Nord. Mais de violents vents du Nord et une mer déchaînée contrarièrent ses plans, et l'obligèrent à trouver refuge dans la petite baie du port.


 Dessin de la ville de San Carlos de Chiloé en 1829. In : Narratives, tome 1, Philip Parker


Le 29 juin, après les obsèques du regretté M. Rowlett, Darwin débarque en ville. Inutile de chercher San Carlos sur une carte, vous ne la trouverez jamais. Et pour cause, la bourgade portuaire a été rebaptisée deux ans avant la visite de Darwin, sans que nos Britanniques n'en soient apparemment au courant. Et pour cause!Il s'agit de la seconde venue du HMS Beagle dans ce port ! Lors de la Première Expédition, le navire mouilla dans le port de San Carlos, en 1829. Mais en 1832, les habitants obtinrent le droit de rebaptiser la ville Ancud. C'est ainsi qu'en 1834 durant sa Seconde Expédition, l'équipage du HMS Beagle retrouve une cité dont ils ignorent à présent le nom ! Cependant, ne soyons pas trop durs ; pour leur défense, précisons que l'autorisation officielle fut accordée le 4 juillet 1834, c'est-à-dire en plein durant le séjour à terre de Darwin (29 – 8 juillet). Si le Capitaine FitzRoy prit certainement acte de la promulgation de cette Loi, notre jeune naturaliste, tout absorbé à ses propres affaires, n'y prêta certainement pas attention !

Fondée en 1768 par Carlos Berenger, San Carlos fut la capitale de la Province de Chiloé jusqu'en 1982. Pendant des décennies, la ville servit de point de départ à la colonisation de la Patagonie chilienne. Elle connut aussi un développement culturel avec la fondation de plusieurs établissements d'éducation religieuse. Durant la guerre d'indépendance du Chili, la région demeura fidèle à la Couronne malgré la défaite des Royalistes à la bataille de Maipú (1818). Le gouverneur Antonio de Quintanilla parvint à repousser les forces chiliennes jusqu'en 1826. Jusqu'à l'ouverture du canal de Panama, ce port fut le théâtre d'une vie commerciale des plus intenses. Son déclin fut par la suite inéluctable, et ceci malgré l'arrivée massive de migrants allemands qui ravivèrent un temps son économie moribonde.

Darwin explore durant trois jours une bourgade en pleine essor économique, qui se remet des affres de la guerre d'indépendance. La ville demeure, selon les critères de Darwin, un « petit village sale tout en longueur ». Mais son commerce s'y développe petit à petit, malgré les difficultés d'une nature patagone hostile. Le signe le plus frappant de prospérité locale, selon Darwin, lui vient des fermiers métis. Les Mestizos, tels qu'on les appelait en Amérique espagnole, sont les descendants des Conquistadores espagnols débarqués au Chili. Dès les premiers jours de la colonisation, le métissage fut imposé aux peuples autochtones par les autorités espagnoles. Occupant une place intermédiaire dans la société espagnole de castes raciales, les Mestizos ont une vie à peine préférable aux Indios. Mais à Chiloé, leur dur labeur porte ses fruits. Vivant du bûcheronnage, de l'élevage de porcs et de la culture de pommes de terre, ils parviennent à s'enrichir progressivement grâce au commerce extérieur. C'est ainsi que Darwin rencontre des Metizos ravis de lui apprendre que grâce aux recettes de la vente de bois, ils sont parvenus à acheter des moutons, diversifiant ainsi leurs sources de revenus.

Pour autant, ces habitants métis nous apparaissent comme plutôt miséreux : « tout en ayant beaucoup à manger, ils sont excessivement pauvres. Il y a peu de demande de main d’œuvre, et en raison de la rareté de l'argent, presque tous les paiements se font en nature […] La joie que ces pauvres gens manifestaient à la vue de quelques Reals était vraiment surprenante » Charles Darwin, Journal de Bord. Le développement de la ville portuaire en est donc à ses débuts ; cependant en comparaison avec l'écrasante solitude du reste de la Patagonie en ce début du XIXème siècle, San Carlos n'en demeure pas moins dans une relative dynamique de forte croissance ! Cependant, les principaux intéressés doutent sérieusement du potentiel économique de leur île : « ¿no es muy mala ? » lui dit-on en lui demandant son avis sur Chiloé. Beaucoup regrettent l'ancien temps de la Vice-Royaume du Pérou, notamment les vieillards, anciens soldats espagnols ayant perdu leur pension d'une demi-solde avec l'indépendance du pays. D'autres, loyaux serviteurs de la Couronne, furent exécutés à l'arrivée du premier Gouverneur patriote. Ces crimes ont laissé un goût amer dans l'esprit des habitants, à tel point qu'une vaine tentative de rébellion autonomiste souleva le pays, voici près de huit ans.

Darwin ne manque pas d'explorer les alentours. La nature du sol, résultant de cendres volcaniques, ne lui échappe pas. Fertile, il offre des terres cultivables et les forêts alentours sont luxuriantes. Les grandes fougères et herbacées lui évoquent même les forêts tropicales brésiliennes ! Nous sommes en plein cœur de l'écorégion des forêts tempérées valdiviennes, qui se caractérisent par un très fort taux d'espèces endémiques, pour certaines héritières de la biodiversité de l'ancien supercontinent du Gondwana. C'est dans ces écosystèmes que Darwin découvrit le cyprès de Patagonie ou Alerce, Fitzroya cupressoides, nommé ainsi en hommage au Capitaine FitzRoy.

Néanmoins, la « nature humide et sombre du climat » rend ces forêts lugubres ; la seule route qui s'y enfonce fut taillée à la hache. Les côtes et criques évoquent encore les paysages de la Terre de Feu, mais bien moins désolés. Les quelques maisons de bois qui y furent construites communiquent avec San Carlos par voie maritime, tant les routes sont en mauvais état. Néanmoins, leurs planches en Cèdre et en Alerce sont de bonne qualité, un bois très facile à travailler qui se fend nettement et constitue un excellent produit d'exportation. Dans un Nouveau Monde en pleine construction, les forêts de Chiloé apparaissent comme une bénédiction.

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