[1832] Un affront contre l'Union Jack à Buenos Aires !

Le 2 août 1832, alors que le HMS Beagle pénètre dans la rade de Buenos Aires, un bateau de garde ouvre le feu sur le brick-sloop. Mais que s'est-il passé pour que l'arrivée du navire en Argentine provoque un incident diplomatique ? L'épisode, à peine évoqué au détours d'une phrase dans les Narratives de FitzRoy, nous est longuement rapporté dans le Journal de Bord de Darwin. Voici un résumé des faits :



Alors que le Beagle manœuvre dans la rade de Buenos Aires, il dépasse un navire de garde qui tire un coup de canon à blanc en direction du brick-sloop. Sans que le Capitaine ne comprenne les raisons de ce geste, le Beagle poursuit leur route. Un second tir détonne dans la rade ; cette fois-ci un boulet siffle au-dessus des voiles ! FitzRoy place alors le Beagle hors de portée avant que la canonnière n'ait eu le temps de recharger. Une fois au mouillage à trois miles de l'appontement, le Capitaine ordonne que deux embarcations soient mises à l'eau. Le Lieutenant Wickham, fortement escorté, est chargé de se rendre immédiatement auprès de M. Fox, Ambassadeur anglais, pour lui faire part de « l'offense faite au drapeau ». Darwin rejoint même le cortège !

Mais alors que les embarcations approchent de l'appontement, elles sont accostées par un navire de quarantaine. A nouveau comme pour Tenerife, les autorités prétextent une épidémie de choléra en Angleterre pour leur interdire de débarquer. L'excuse n'est pas si fantoche. Depuis 1826, une pandémie de choléra provenant des Indes se répand à travers le monde. Elle atteint Moscou en 1830, Berlin en 1831, l'Angleterre en octobre 1831*, la France en mars 1832. Les lecteurs français connaissent indirectement cette épidémie puisqu'elle fut mise en scène par Jean Giono dans son roman Le Hussard sur le toit.

Le brick-sloop ayant quitté Plymouth le 27 décembre 1831, il est selon Darwin exempt de tout risque de contagion. « Rien de ce que nous pûmes dire – que c'était un navire de guerre, qu'il avait quitté l'Angleterre sept mois auparavant et se trouvait alors dans une rade ouverte – n'eut le moindre effet » Charles Darwin, Journal de Bord. Les deux embarcations ont ordre de retourner à bord et d'y attendre l'inspection de quarantaine. Tout ce remue-ménage peut sembler musclé, mais justifié par les conditions sanitaires en Europe. Cependant les précautions des autorités de Buenos Aires font office d'exception en Amérique du Sud. Elles n'empêcheront pas non plus la pandémie de traverser l'océan Atlantique ; en 1833 l'Amérique méridionale est touchée à son tour.

Une fois la délégation de retour au Beagle, Darwin et ses compagnons apprennent qu'un canot argentin avait rendu visite au navire en leur absence. Le Capitaine FitzRoy accueillit vertement l'officier monté à bord. Le tempérament ombrageux du commandant du Beagle le rend bien souvent soupe au lait. Mais face à l'affront du navire de garde argentin, FitzRoy ne put contenir sa colère. Il renvoya l'officier non sans une cinglante réplique : « Il [FitzRoy] était désolé de ne pas s'être rendu compte qu'il entrait dans un port non civilisé, sinon ses batteries auraient été prêtes à répondre à son coup de canon » Charles Darwin, op. cit.


En quarantaine, entrevue d'un officier de la marine avec sa famille. Dessin de Brun, 1884.

Pour FitzRoy, l'épidémie européenne de choléra n'est qu'un prétexte politique. Aussi lorsque le navire de quarantaine et le Beagle sont bord à bord, il ordonne aussitôt de mettre à la voile et de retourner à Montevideo. Il profite de la manœuvre pour envoyer à l'officier de bord un message identique, mais cette fois-ci à destination du Gouverneur militaire ! Les dernières paroles échangées sont même menaçantes, FitzRoy assurant que l'affaire serait examinée en d'autres lieux. Pour le Capitaine, il s'agit là d'un casus belli à peine déguisé. A cette époque où la Royal Navy triomphante impose son autorité sur les mers, FitzRoy ne songe qu'à répondre à cette provocation par les armes.

Le Beagle quittant la rade croise à nouveau la canonnière de garde, et FitzRoy entend bien impressionner les argentins. Il ordonne de charger et de pointer tous les canons en leur direction, et alors que le brick-sloop passe tout près du bâtiment, l'équipage tout entier le hélât par pure provocation : « nous le hélâmes pour lui déclarer que lorsque nous entrerions à nouveau dans le port, nous serions prêts comme nous l'étions à présent et que, s'il osait tirer un coup de canon, toutes nos batteries feraient feu sur sa carcasse pourrie » Charles Darwin, op. cit. On ne peut s'empêcher d'imaginer les marins anglais entonner le fameux refrain « Règne Britannia, Britannia régis les flots! Jamais les Britanniques ne seront esclaves ! ».

Darwin rapporte l'événement dans son Journal de Bord avec toute la fougue d'un jeune homme anglais. FitzRoy, quant à lui, demeure bien évasif dans ses Narratives concernant les événements de Buenos Aires : « Là, cependant, nous ne sommes pas restés une heure ; pour l'inconduite d'un officier Buenos-Airien à bord d'un navire sous leurs couleurs, et un règlement vexatoire en ce qui concerne la quarantaine, ai décidé mon retour sur-le-champ à Monte Video ; et commissionnant une personne capable de me procurer des copies de certaines cartes originales, que je pensais être extrêmement utiles, et qui ne pouvaient être obtenues qu'à partir des restes d'informations hydrographiques, recueillies par l'Espagne, mais conservées dans les archives de Buenos Aires » FitzRoy, Narratives. Selon Darwin, le Capitaine entendait se plaindre par courrier de la situation auprès de l'Ambassadeur Fox et de l'Amiral de la Royal Navy en charge du secteur maritime. Dans ses Narratives, FitzRoy précise qu'une fois de retour à Montevideo le lendemain 3 août 1832, les faits furent directement rapportés au Capitaine G.W. Hamilton de la frégate HMS Druid. Le navire mit immédiatement les voiles vers Buenos Aires. Lorsque le HMS Druid arriva à son tour dans la rade, les fonctionnaires argentins eurent vite fait de changer de ton. Fini, le prétexte du choléra. Le Gouverneur se fendit de longues excuses auprès Britanniques. Quant au Capitaine du navire des garde-côtes un peu trop zélé avec sa pièce d'artillerie, il fut arrêté, démis de ses fonctions, et son sort fut remis entre les mains de l'Ambassadeur britannique.

FitzRoy et Darwin avaient peut-être raison, le prétexte du choléra s'apparentait plus à un prétexte politique qu'à une véritable mesure sanitaire. Pour citer Giono, « le choléra est un révélateur, un réacteur chimique qui met à nu les tempéraments les plus vils ou les plus nobles ». Il faut croire que cette phrase s'applique d'une certaine manière à l'aventure du 2 août 1832. Durant cette journée invraisemblable, sous prétexte de choléra, un brick-sloop anglais et une canonnière argentine manquèrent de s'affronter devant Buenos Aires.


Buenos Aires depuis la rade. Gravure du XIXème.


* Les premiers cas de choléra sont signalés dès octobre 1831 dans le Sunderland, après que des navires en provenance de foyers épidémiques baltes y fissent escale.

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