[1832] Aux armes, Charles Darwin !

La journée du 5 août 1832 demeure, à bien des égards, exceptionnelle dans le récit du Second Voyage du Beagle. En effet, ce fut la seule occasion du voyage durant laquelle le HMS Beagle fut directement impliqué dans des manœuvres militaires ! A l'origine de cette prise d'armes, les tensions grandissantes entre les deux usurpateurs qui se disputent le contrôle de Montevideo. Or voilà que situation se dégrade lorsque le contingent de soldats « nègres » du gouvernement rebelle de Montevideo se mutinent à son tour. Le Consul-général britannique craint alors que ses concitoyens de Montevideo soient menacés.

A dix heures du matin, le Capitaine du port de Montevideo et M. Dumas, le chef de la police locale, montent à bord du Beagle. Ils sont reçus par le Capitaine FitzRoy, et lui exposent la situation. FitzRoy résume les événements en ces termes :


« Le chef de la police de Montevideo et le Capitaine du port montèrent à bord du Beagle pour requérir assistance pour faire respecter l'ordre dans la ville, et afin de prévenir les agressions de certains soldats nègres mutins. Je fus également prié par le Consul-général d'offrir aux résidents britanniques toute la protection qui était en mon pouvoir ; et comprenant que leurs vies, ainsi que leurs biens, étaient mis en danger par les mutins agressifs, qui étaient en mesure de déborder les quelques soldats restés dans la ville, je débarquais avec cinquante hommes bien armés, et restai à terre, garnissant le fort principal, tenant ainsi les mutins en échec, jusqu'à ce que d'autres troupes soient amenées en renfort de la campagne alentour, grâce auxquelles ils seraient encerclés et réduits à la subordination. L'équipage du Beagle ne resta à terre pas plus de vingt-quatre heures et ne fut nullement engagé dans les combats ; mais les habitants dont la vie et les biens étaient bel et bien menacés me confièrent que la présence de ces marins empêcha certainement l'effusion de sang » 

Robert FitzRoy, Narratives, tome 2.


FitzRoy se rendit donc à terre pour vérifier la situation. Recevant la même requête du Consul-général britannique en poste à Montevideo, il fit signe depuis le Môle au Beagle de débarquer ses troupes. Les cinquante-deux hommes d'équipage précise Darwin, lourdement armés de mousquets, de coutelas et de pistolets, s'entassèrent dans les annexes du navire. Nous pouvons aisément supposer que le sergent Beazeley et ses huit soldats des Royal Marines faisaient parti des troupes déployées à terre. Pendant ce temps, les marins restés à bord sous les ordres du Premier maître M. Chaffers préparent les canons pour couvrir de leur feu les hommes déployés à terre.

Dans son Journal de Bord, Darwin revient plus en détails sur cette extraordinaire journée. Le jeune naturaliste explique que le Capitaine craignait par-dessus tout de briser la neutralité britannique en prenant parti pour un des camps belligérants. Mais les états de service exemplaires de M. Dumas, qui sut conserver son poste sous deux gouvernements locaux successifs, le rassurèrent quant au bien-fondé de sa requête. De plus, le HMS Beagle n'était pas le seul équipage engagé dans cette mission. En effet, un navire américain de l'U.S. Navy fut également de la partie. Il débarqua ses marins en renforts pour sécuriser le port. Darwin, dans son Journal de Bord, précise que ces derniers tiennent position dans le bureau des Douanes. Il s'agit très probablement des bâtiments officiels attenant au Môle du port de Montevideo.


Positions des belligérants durant l'insurrection du 5 août 1832, montage d'après une carte de Montevideo de 1789 (voir détails dans le texte)


Conduits par M. Dumas, les combattants du Beagle prirent position dans le Fort central de la ville. Mais pendant ce temps, les insurgés se rendaient maîtres de la Citadelle et de sa poudrière. Capturant la prison de la ville, ils en libérèrent et armèrent les prisonniers. Enfin, ils disposèrent des pièces d'artillerie à différents carrefours pour en contrôler les accès. Pendant ce temps, aucun camp rebelle uruguayen ne tenta la moindre manœuvre. Darwin précise même que des troupes loyalistes se terraient non loin de là dans la forteresse de Santa Lucia (désormais un quartier de Montevido, au Nord-Ouest de la vieille ville), sans même prêter main-forte aux marins étrangers ! Mais heureusement, ce déploiement impromptu dissuada les insurgés. Il n'y eut aucun assaut ce jour-là, chaque camp préférant parlementer.


"Il était une fois ... les découvreurs : Darwin et l'évolution". Le dessin-animé revient de manière fantasque sur l'épisode de Montevideo.

Pendant ce temps, la petite troupe du Beagle improvisa un barbecue dans la cour du Fort central. Au menu, des biftecks cuits à point ! A la fin de la journée, l'ordre fut donné de regagner le HMS Beagle. Quelques hommes restèrent bivouaquer sur place, et rentrèrent à bord le lendemain 6 août. A terre, la situation évolua encore. Profitant du soutien des marins étrangers, les citoyens de la ville eurent le temps de s'organiser en milice, et encerclèrent la Citadelle dans laquelle les insurgés s'étaient retranchés. Darwin craignait à juste titre que la situation ne dégénère en affrontement. Cependant, les vies et les biens des concitoyens britanniques n'étant plus directement menacés, le Capitaine FitzRoy ne souhaitait pas conserver de troupes en ville de crainte de mettre à mal sa neutralité. Il eut bon nez ; le 9 août lorsque le Capitaine se rendit à terre, il apprit que la situation s'était encore plus complexifiée. Quelques escarmouches avaient même éclaté entre la milice citadine et les mutins.

Car comme si cela ne suffisait pas, Lavalleja et ses troupes entrèrent dans Montevideo le 10 août 1832. Cet ancien héros de l'indépendance uruguayenne n'avait depuis cessé de tenter les prises de pouvoir. L'accueil lui fut plutôt favorable, sauf de la part de ses anciennes troupes noires, désormais insurgées dans la Citadelle. Il menaça de les faire chasser s'ils ne se rendaient pas, et renforça l'étau des miliciens avec des pièces d'artillerie. Dans la nuit, l'équipage du Beagle fut réveillé par des tirs de mousquets résonnant en ville. Les insurgés noirs tentaient un baroud d'honneur. Les miliciens, de simples citoyens armés, décampèrent en masse devant ces soldats aguerris ! La situation ne tourna pas à l'avantage de Lavalleja, qui déjà talonné par les troupes loyaliste du Señor Frutez dut fuir la ville ; son exil en Argentine était proche. Le 14 août 1832, Frutez fit son entrée dans la ville en grande pompe, les troupes stationnées dans les forts saluant sa venue et plus aucun belligérant ne revendiquant désormais Montevideo. Il faut dire que dans ses rangs défilent 1800 cavaliers Gauchos. De quoi écraser le moindre parti rebelle local. Darwin lui-même assista au spectacle : « il était accompagné de 1800 farouches Gauchos à cheval, dont beaucoup étaient indiens. Je crois que c'était un spectacle magnifique : la beauté de leurs chevaux et le caractère sauvage de leurs vêtements et de leurs armes était très curieux ». Charles Darwin, Journal de Bord.

L'autorité du Président légitime Rivera étant rétablie à Montevideo, chaque faction rivale finit ici son épopée militaire, leur souvenir s'effaçant dans le cours de l'Histoire. Darwin va pouvoir librement retourner à terre, ce qu'il fit dès le 13 août 1832. Des épisodes qu'il vécut ces jours passés, Darwin nous en livre un récit exalté, dans lequel s'exprime toute la fougue de sa jeunesse. Sa plume n'en demeure pas moins condescendante vis à vis de la guerre civile uruguayenne : « Dans cet État misérable de Montevideo, il n'y a en vérité pas moins de 5 partis en lutte pour la suprématie. On en vient à se demander si le Despotisme ne vaut pas mieux qu'une anarchie aussi débridée » Charles Darwin, op. cit. Les Anglais tiennent, en ce début du XIXème siècle, une très mauvaise estime des Révolutions. D'abord parce qu'ils sortent de deux conflits contre leurs anciennes colonies américaines, mais aussi parce qu'ils craignent encore un effet de contagion lié à la révolution française. Bien que la Monarchie ait été restaurée en France, l'épisode récent de la Réforme anglaise a montré que sans évolution du système monarchique, la population paysanne et ouvrière risquait à tout moment de suivre l'exemple des Sans-Culottes. Darwin, jeune homme issu de la bourgeoisie, a beau manifester quelques idées progressistes, il n'en restait pas moins conservateur quant à la monarchie. Aussi portait-il un regard pour le moins méprisant sur ces Républiques américaines et leurs conflits internes. Peut-être faut-il y voir une manière d'exorciser les phobies antirévolutionnaires dont il fut certainement bercé depuis sa plus tendre enfance …


La ville de Montevideo en 1832 : retrouver les lieux décrits par Darwin

L'exercice le plus difficile dans la rédaction de ce billet fut de retrouver les lieux décrits par Darwin sur d'anciennes gravures ou cartes d'époque. La ville de Montevideo fut fondée le 24 décembre 1726, à partir d'une petite colonie et d'un fortin de 1723 pris aux Portugais. Les Espagnols en font une base navale puissamment fortifié pour abriter la flotte royale, sous l'autorité directe du Roi d'Espagne. La position est stratégique, car elle revendique le contrôle de l'estuaire du Rio de la Plata disputé aux Portugais. En 1776, Montevideo devient la Grande Base Navale (Real Apostadero de Marina) depuis laquelle les Espagnols contrôlent tout le Sud-Ouest de l'Atlantique.

La puissante Citadelle qui protège à la fois le port et la ville de Montevideo est construite dè 1741 sous la direction de l'ingénieur Diego Cardoso. Elle fut achevée 40 ans plus tard. L'édifice, tout en granit, était armée de 50 pièces d'artillerie. Ce qui n'empêcha pas sa prise par les troupes britanniques le 3 février 1807, sous le commandement du général Samuel Auchmuty et de l'amiral Charles Stirling. Les forces britanniques parvinrent à ouvrir une brèche dans la Citadelle, provoquant la capture de Montevideo. Cependant, l'invasion anglaise du Rio de la Plata se solda par un cuisant échec lors du siège de Buenos Aires début juillet 1807. La reddition des troupes britanniques s'accompagnait du retrait définitif des territoires occupés dans le Rio de la Plata, et Montevideo fut restituée aux Espagnols le 9 septembre 1832.

Les guerres d'indépendance en Argentine puis en Uruguay chassèrent définitivement les Espagnols de la région en 1814. Pour autant, Montevido fut occupé par les Brésiliens en 1816. L'indépendance ne fut rétablie par Lavalleja et ses compagnons qu'en 1825. Avec la consolidation de l'Uruguay comme état indépendant, une courte période de paix s'instaure. Le 25 août 1829, l' Assemblée générale constituante du nouvel État de l'Est (l'actuel Uruguay) approuva la loi qui prévoyait la démolition de la fortification de Montevideo. Mais les travaux ne débutèrent qu'en 1833, ce qui explique que la Citadelle étaient encore debout en 1832, et théâtre du retranchement des troupes noirs insurgées.

En 1882, Francisco Antonio Berra et coll. Publièrent dans l'« Album de la República O. del Uruguay : compuesto para la Exposición Continental de Buenos Aires » un plan retranscrit de Montevideo et daté de 1829. Mais il s'agit du tracé proposé par le Maire José María Reyes fin 1829, pour l'établissement d'une nouvelle ville de Montevideo au-delà de ses murailles historiques, destinées à la démolition. L'instabilité politique des années suivantes retarda les travaux ; la Citadelle était de toutes évidences encore armée puisque les insurgés y trouvèrent artillerie et munition. Le Montevideo de 1832 devait donc encore fortement ressembler à la carte de 1789 dont Berra et coll. publièrent également une copie en 1882. Il n'est pas difficile de repérer la Citadelle sur cette carte. Mais les autres lieux décrits par Darwin le sont plus difficilement. A ce document, rajoutons également la carte publiée par l'Abbé Antoine-Joseph Pernety dans son "Histoire d'un voyage aux isles Malouines, fait en 1763 & 1764: Avec Des Observations Sur Le Détroit De Magellan, Et Sur Les Patagons" qui relate l'expédition de Bougainville aux îles Malouines. La Citadelle y figure, bien entendu, mais également la description du port militaire, le Môle, un corps de garde et une place fortifiée pour une batterie d'artillerie. Ces éléments défensifs situent globalement le lieu de déploiement des marins de l'U.S. Navy.

Quant à Darwin et les marins du HMS Beagle, où se trouvaient-ils déployés ? Le naturaliste précise dans son Journal de Bord : « Nous vîmes arriver le Señor Dumas & nous nous dirigeâmes vers un fort central, siège du gouvernement ». Il s'agit donc de l'édifice central de la carte de l'Abbé Pernety, simplement nommé « Gouvernement ». C'est là, dans la cour de cet hôtel de ville fortifié, que Darwin et ses compagnons tuèrent le temps en faisant griller des biftecks. Quant à la Forteresse de Santa Lucia où des troupes loyalistes restaient cantonnées durant ces événements, elle serait située à l'extérieur de la ville, bien que je n'en ai pas encore retrouvé la trace. Il est probable qu'elle se situait plus au Nord que le périmètre décrit par les cartes anciennes de Montevideo.


Carte de la Baie de Montevideo en 1789, retranscrite par Berra et col. (1882)


Carte de Montevideo en 1763-64, tirée du récit de voyage de l'Abbé Pernety



Commentaires

  1. Les anglais détestent la révolution, surtout les souverains 🤣. Merci.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés en ce moment :

[1834] Excursion en canots sur la côte orientale de Chiloé (1/4)

[1833] Une excursion dans la pampa uruguayenne (3/3)

[1832] Le Cardon sauvage à l'assaut de la Pampa