Leonard Jenyns, le naturaliste qui aurait dû embarquer sur le Beagle à la place de Darwin
Le 26 août 1832, alors que le temps se dégrade, les officiers doivent reporter leurs relevés cartographiques. Le fond rocheux est poissonneux, aussi l'équipage se livre à une partie de pêche improvisée. Darwin conserve quelques quelques spécimens dans l'alcool et les décrit gastronomiquement dans ses Notes Zoologiques. Nous apprenons ainsi que le Percophis Brasilianus - Percophis du Brésil ou poisson "tête plate" brésilien – est un met de choix au menu de l'équipage. « Une fois cuisiné, très bon » précise Darwin. Acanthistius patachonicus et ses rayures sombres sur écailles cuivrées « était difficile à manger, mais bon goût » juge-t-il encore. Et ainsi de suite pour les spécimens pêchés ce jour-ci.
Mais pour autant, les noms d'espèces rajoutés en commentaires de l'édition moderne des Notes Zoologiques ne furent pas déterminés par Darwin lui-même. Devant la profusion de spécimens rapportés de son expédition, le jeune naturaliste ne pouvait s'improviser omniscient. Aussi était-il épaulé par les meilleurs spécialistes de son époque afin de publier en plusieurs fascicules la Zoologie du voyage du H.M.S. Beagle faisant inventaire des spécimens de Vertébrés, fossiles ou actuels, qu'il rapporta de son tour du monde.
Le naturaliste Leonard Jenyns se chargea pour sa part de l'ichtyologie, ses précieuses descriptions constituant le quatrième volume de la collection complète de la Zoologie. Ironie du sort, Jenyns aurait dû se retrouver à la place de Darwin durant le second voyage du Beagle ! Voyons plus en détails comment ce produisit cet incroyable tour du destin.
En août 1831, une lettre de l’ecclésiastique et mathématicien George Peacock parvint à John Henslow, botaniste, géologue et Professeur à l'Université de Cambridge. Henslow fut aussi le mentor de Jenyns comme de Darwin. Dans cette missive, Peacock lui présentait le projet du Capitaine FitzRoy de s'adjoindre les services d'un naturaliste durant l'expédition qu'il montait à destination de la Terre de Feu. L'idée avait reçu l'aval du Capitaine Hydrographe Beaufort, alors en charge des expéditions d'exploration de la Royal Navy. Peacock pressait le Pr. Henslow de lui suggérer un nom au plus vite, le départ d'Angleterre étant alors prévu dans moins de deux mois ! Henslow, âgé de 35 ans, songea d'abord à candidater en personne. Le professeur pressentait à juste titre l'exceptionnelle opportunité scientifique qu'offrirait cette expédition. Mais sa jeune épouse Harriet Henslow, bien que puissamment résignée à accepter la décision de son mari, ne peut dissimuler sa tristesse. Pris de tendresse, Henslow cessa alors d'envisager l'affaire.
Son second choix vint se porter sur son beau-frère, le jeune trentenaire Leonard Jenyns. Cet ecclésiastique détenait alors la charge de vicaire de la paroisse de Swaffham Bulbeck, à 13 km de Cambridge. Il jouissait aussi d'une solide réputation de naturaliste. Un honnête loisir que l'Histoire naturelle pour un pasteur anglais du XIXème siècle. L'oncle de Charles Darwin, Josiah II Wedgwood, y faisant d'ailleurs allusion dans sa correspondance en ces termes : « assurément non professionnelle, et très appropriée pour un homme d’Église ». Jenyns reçut avec bonheur l'offre de poste que lui transmit le Pr. Henslow. Il préparait déjà fébrilement ses bagages lorsque ses obligations envers sa paroisse le rattrapèrent. Le voyage devait alors durer deux années, soit une absence beaucoup trop longue au regard de sa charge ecclésiastique. Le jeune homme fut contraint de refuser, la mort dans l'âme.
Henslow et Jenyns songèrent alors à ce jeune étudiant de Cambridge, qui venait de décrocher son diplôme de théologie quelques mois auparavant, et que le Pr. Sedgwick avait emmené en voyage d'études géologiques au Pays de Galles. C'est ainsi que Charles Darwin fut pressenti pour cette expédition autour du monde ! Le Pr. Henslow étant le mentor scientifique du jeune Charles, les deux hommes se connaissaient depuis quelques années déjà. Mais Darwin et Jenyns se fréquentaient également. Les deux gentlemen étaient amis et partageaient une passion commune pour les Coléoptères. L'affaire fut donc entendue ; Henslow rédigea un courrier à l'attention de Darwin dans lequel il lui présentait l'offre de poste. La lettre, relue par Peacock, parvint fin août 1831 au domicile familial des Darwin, à Shrewsbury. La suite, vous la connaissez déjà si vous êtes un lecteur régulier de ce blog.
Le rôle de Jenyns dans cette merveilleuse saga scientifique ne s'arrêta pas pour autant à cet épisode d'août 1831. Le vicaire naturaliste se forgea les années suivantes une honorable réputation en sciences naturelles. Il publia en 1835 un ouvrage de zoologie qui fit alors référence : A Manual of British Vertebrates Animals. Très tôt après le retour du HMS Beagle en Angleterre, il accepta la requête de Darwin qui l'invitait à examiner les spécimens de poissons collectés durant l'expédition. Homme d'église bien engagé dans sa carrière, il n'en restait pas moins ouvert aux hypothèses scientifiques modernes. S'étant lui aussi interrogé sur l'anatomie comparée des Vertébrés, Darwin lui confia d'ailleurs ses précoces réflexions évolutionnistes. Pour autant, Jenyns ne put s'empêcher d'entrevoir derrière l'hypothèse d'une sélection naturelle les rouages d'une mécanique divine. En tant que pasteur-naturaliste, Jenyns apparentait le transformisme en Histoire naturelle comme une sorte de « Dessein Intelligent » avant l'heure. Mais songez donc, que se serait-il passé si notre jeune vicaire avait fait passer ses rêves naturalistes avant sa charge ecclésiastique ?
Leonard Jenyns, âgé de 85 ans. Crédits : Cambridge University Library |
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