[1833] Un portrait peu flatteur des Amérindiens de la Pampa

Le 14 août 1833, le temps est infect et Darwin demeure au camp du général Rosas. C'est l'occasion pour lui de décrire les auxiliaires amérindiens de l'expédition militaire de la Campagne du Désert. Darwin évoque pas moins de 600 indiens accompagnant la Colonne de Gauche, celle dirigée par Rosas. Ces alliés, à qui le général a promis des terres en échange de leur allégeance, se retrouvent le plus souvent en première ligne. Une manière cruelle mais efficace pour le rusé général d'éclaircir les rangs de ces alliés de circonstance qui pourraient bien, dans un avenir proche, se retourner contre lui.


Famille d'indiens Mapuches d'Argentine. Dessin de Jules Daufresne (1844)

Dans son Journal de Bord, notre jeune naturaliste débute par un portrait plutôt noble. Ce sont de grands guerriers, aux traits marqués par la rudesse de la pampa. Mais Darwin, tout à sa hiérarchisation civilisationnelle des peuplades humaines comme il était de coutume chez ses contemporains, ne tarde pas à dénigrer les tribus qu'il croise au campement de Rosas. Il ne serait même pas question d'envisager une mauvaise impression suite à sa rencontre avec les Fuégiens en Terre de Feu. Darwin applique littéralement une grille de lecture ethnologique conforme aux opinions de son époque. Il va même jusqu'à douter qu'il puisse exister une différence entre Amérindiens de la Pampa et de la Patagonie ! De quoi faire bondir de nos jours tout historien spécialiste de ces questions.

Ce n'est donc pas la première fois qu'il juge aussi négativement les peuplades amérindiennes. Les portraits qu'il tire de ses observations ne sont guère plus élogieux, quand il ne frise pas la muflerie en parlant des jeunes femmes amérindiennes : « certaines méritent même d'être qualifiées de belles ». Et pourtant, Darwin n'a de cesse de rapporter les scènes de carnage qui marquent cette Campagne du Désert. Curieux ressenti à la lecture de sa prose, où il alterne dédain ethnologique et pitié humaniste pour ces peuplades indiennes.


Portrait de femmes mapuches brossé par l’explorateur français Dumont D'Urville en 1842.


La plus grande fierté des chefs indiens (les Caciques) repose sur leur possession d'objets en argent. Signe de pouvoir et de richesse, Darwin note que les plus puissants d'entre eux sont couverts d'ornements en argent, cheveux compris. Au campement, les Indiens sont occupés à entretenir leurs armes de guerre et de chasse. La confection de bolas demeure une activité prioritaire. Il faut deux jours de travail pour polir les pierres, et cette arme est souvent perdue à la chasse. Cette tâche devient donc une occupation fréquente pour les Amérindiens comme pour les Gauchos qui l'ont aussi adoptée. Les peuplades indiennes de la Pampa utilisaient aussi autrefois des arcs et des flèches, mais cet usage s'est perdu. Pourtant quelques jours plus tard, Darwin remarque une pointe de flèche qu'un Gaucho utilise comme briquet. Il comprend aussitôt qu'il s'agit d'une preuve archéologique.


Araucanos autour de leurs toldos (campements de cabanes) dans la Sierra de la Ventana, près de Bahia Blanca. Dessin tiré d'Orbigny, 1836.


La Campagne du Désert du général Rosas se poursuit, avec son lot de malheurs et de cruautés. Les 25-26 août 1833, Darwin est témoin d'un épisode ordinaire de cette guerre d'extermination. Bernantio, un Cacique indien ralliée à Rosas, est accusé d'avoir participé au massacre de la garnison d'un poste-relais. Il doit pour se disculper poursuivre et massacrer les siens. Bernantio s'exécute, mais la troupe rebelle indienne s'est déjà enfuie. L'excuse ne convainc pas Rosas. Que cela ne tienne, un détachement de 300 soldats sous les hommes du Commandant Miranda (soit quasiment le double effectif de son escadron de cavalerie) est dépêché pour juger de la loyauté du Cacique.

Dans le Voyage d'un naturaliste autour du Monde, Darwin décrit la troupe de Miranda en des termes peu élogieux. Les soldats enrôlés sont des indiens ralliés à Rosas, dans un état violence qui témoigne du terrible désarroi psycho-social dans lequel ces hommes sont plongés. De nos jours, un chroniqueur parlerait d'état traumatique. Mais pour Darwin, il s'agit d'une preuve supplémentaire de leur infériorité civilisationnelle. « Ces hommes passèrent la nuit ici. Impossible de rien concevoir de plus sauvage, de plus extraordinaire que la scène de leur bivouac. Les uns buvaient jusqu’à ce qu’ils fussent ivres morts ; d’autres avalaient avec délices le sang fumant des bœufs qu’on abattait pour leur souper […]. Puis les nausées les prenaient, ils rejetaient ce qu’ils avaient bu et on les voyait tout couverts de sang et de saletés » Charles Darwin, op. cit.

Et Darwin de citer l'Énéide de Virgile, lorsque les Troyens découvrent le grec Achéménide, compagnon oublié d'Ulysse qui se cache du cyclope Polyphème. Pour les latinistes, l'extrait cité par Darwin :


"Nam simul expletus dapibus, vinoque sepultus,
Cervicem inflexam posuit, jacuitque per antrum
Immensus, saniem eructans, ac frusta cruenta
Per somnum commixta mero."


Mais revenons à notre troupe de soldats. Le lendemain, ils ont pour ordre d'escorter Bernantio et sa tribu jusqu'au « rastro ». il s'agit du lieu du massacre du poste-relais. Les traces et indices relevés vont permettre de juger de la loyauté du Cacique. « Nous avons appris plus tard que les Indiens sauvages s’étaient échappés dans les grandes plaines des Pampas et que, pour une cause que je ne me rappelle pas, on avait perdu leurs traces » Charles Darwin, op. cit. Pour cette fois, la loyauté de Bernantio n'est pas remise en cause.

Darwin ne s'attarde guère plus longtemps sur cet épisode. Pourtant, il est riche d'enseignements historiques et sociologiques. La Campagne du Désert de 1833 est tout autant une guerre civile entre Amérindiens qu'une campagne d'extermination. Un terrible massacre qui se poursuivit entre 1878 et 1885 sous les ordres du général Roca. Elle forgea dans le sang les frontières argentines actuelles. Témoin direct d'un terrible choc civilisationnel menant au génocide des Amérindiens, Darwin ne s'émeut pas autant du drame qui se joue devant lui qu'il ne le fait au Brésil face à l'esclavage. Le décalage entre ses propres centres d'intérêt et le génocide en cours peut sembler absurde, voire témoigner d'une inhumanité.

Il faut cependant éviter les conclusions trop hâtives. Darwin juge les civilisations indiennes selon une grille ethnologique que nous pourrions aisément qualifier de raciste de nos jours. Établir une échelle de degrés civilisationnels ne choquait cependant aucun savant de la première moitié du XIXème siècle. En revanche, comme l'a démontré à plusieurs reprises Patrick Tort, cette hiérarchisation ne trahit nullement une quelconque vision « racisée » de l'Humanité chez Darwin. De plus, l'hypothèse psychologique d'un trouble du spectre autistique étant fortement plausible, le naturalisme représentant un intérêt spécifique extrêmement puissant chez Darwin. Son attention demeurait par conséquent focalisée sur les sciences naturelles, laissant une fausse impression d'insensibilité aux événements qui l'entourent. Darwin avait certainement une piètre opinion des Amérindiens de la Pampa et de Patagonie, mais il serait faux et calomnieux d'en déduire que le naturaliste état raciste.


Cacique Mulato de la tribu des Tehuelches (vers 1900, photographie)


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