[1832] Une confusion zoologique marine

Aussi observateur et consciencieux que fut Darwin au cours de son voyage à bord du Beagle, il n'en était pas moins limité par les connaissances zoologiques de son époque. Aussi notre jeune géologue, malgré son enthousiasme qui le poussait à approfondir continuellement ses connaissances zoologiques en se confrontant au terrain, prenait le risque de commettre quelques erreurs d'identification dans ses Notes Zoologiques. Ce fut probablement le cas pour ces fameux Tuniciers pêchés au large des côtes argentines entre les mois d'août et de septembre 1832.

Nous sommes le 30 août 1832. Darwin capture à l'aide de sa nasse de bien curieux Invertébrés qu'il identifie comme appartenant au genre Biphora sp. (genre actuellement refusé, car synonyme de Salpa sp.). Il s'agit selon lui de Tuniciers, de la classe des Thaliacea. Les jours suivants, il capture toujours en pêchant à la nasse de nouveaux spécimens qu'il décrit abondamment. Mais les observations qu'il détaille dans ses Notes Zoologiques nous orientent plutôt vers un tout autre taxon, celui des Cténophores. La faute aux connaissances zoologiques encore incomplètes à son époque ?

Les Tuniciers ou Urochordés figurent dans l'embranchement des Chordata (ou Chordés). Nous appartenons nous-même à cet embranchement, puisque s'initie une notochorde au cours de notre développement embryonnaire. Elle joue, vers la 3ème semaine de l'embryon, un rôle de soutien et de protection du tube nerveux. Chez les Vertébrés, la notochorde est progressivement remplacée par la colonne vertébrale. Nous disposons cependant de reliques qui correspondent aux disques intervertébraux.

Chez les Tuniciers qui connaissent durant cycle de vie une phase larvaire pélagique, la notochorde se limite la plupart du temps à l'étape larvaire. Le stade adulte est soit benthique (comme les Ascidies), soit pélagique (Thaliacea). Il existe cependant des exceptions, certaines espèces présentant des larves sans notochordes par perte évolutive secondaire. Mais toujours est-il que chez Tuniciers, qu'ils soient benthiques ou pélagiques, le stade adulte est dénué notochorde. Une métamorphose tout aussi spectaculaire que déroutante pour les biologistes jusqu'au XIXème siècle. A l'époque du Voyage du Beagle, ces animaux étaient si mal compris qu'ils figuraient même comme affiliés aux Mollusques ! Ce n'est qu'en 1867 que biologiste russe Alexandre Kovalevski classe correctement Tuniciers parmi les Chordés.

La confusion qui régnait alors dans la classification des Invertébrés peut expliquer pourquoi Darwin désigna ces animaux pélagiques comme des Tuniciers, alors que ses dessins et description ont tout lieu de nous orienter vers un tout autre embranchement : celui des Cténophores ou Cténaires.




Figures extraites des Notes Zoologiques de Darwin.
Les dessins de Tunicata évoquent fortement des Groseilles de mer (Cténophores).



Durant de longues pages, Darwin s'efforce en effet de décrire scrupuleusement ce qui semble être un Cyppida, probablement du genre Pleurobrachia sp. ou Groseille de mer. Voulant résolument interpréter ses observations à la lumière du taxon des Tunicata, il n'a de cesse de buter sur des incohérences. Et pour cause ! Les Tuniciers sont des organismes Métazoaires Triploblastiques Deutérostomiens. Cela signifie qu'au cours de leur développement embryonnaire, l'organisme forme trois feuilles cellulaires distincts, et se creuse d'une première cavité qui deviendra l'anus de l'animal. La bouche, distincte de l'anus, s'établit en second. Figurez-vous que nous partageons la même embryogenèse que les Tunicata. Alors que chez les Cténophores, organismes Métazoaires Diploblastiques, s'établit au cours du développement embryonnaire seulement deux feuillets cellulaires. Lors de la gastrulation, l'embryon se creuse d'un orifice qui fera office à la fois de bouche et d'anus .

Aussi, notre pauvre Darwin est bien en peine lorsqu'il tente – en vain – d'identifier chez ces animaux un siphon buccal séparé d'un éventuel siphon anal : « Je fus totalement incapable de trouver le moindre anus » Charles Darwin, Notes Zoologiques. De même confond-il le statocyste, organe sensoriel situé du Cténophore, avec un potentiel anus. Mais en 1832, les connaissances zoologiques sur les Cténophores sont encore parcellaires. Le « Dictionnaire des sciences naturelles » (Anon, 1816-30) dont dispose Darwin à bord du Beagle classe parmi le taxon des « Radiata » aussi bien les Échinodermes, Acaléphes, Zoophytes et Infusoires. Un joyeux fourre-tout qui semble uniquement justifiée par leur symétrie radiaire, sans autre explication valable. Le genre Pleurobrachia sp. proposé par Fleming (1822) s'y retrouve bien parmi les Acaléphes, or ces Cténophores y sont confondus avec une partie des Cnidaires. Il fallut d'ailleurs attendre Eschscholtz en 1839 pour qu'enfin les Cténophores en soient séparés. Nous retrouvons également dans la bibliothèque du Beagle l'ouvrage « The philosophy of zoology; or, A general view of the structure, functions, and classification of animals », dans lequel Fleming identifiait alors les Tuniciers parmi les Mollusques. Il proposait alors le genre Pleurobrachia sp. parmi un taxon fourre-tout dénommé « Annuloses ». Avec de telles références, et une clé de détermination de Fleming pour le moins déroutante de nos jours, difficile d'imaginer que le jeune Darwin aurait pu dénouer un tel nœud gordien.

Et pourtant, Darwin réalise des descriptions tout à fait justes de ces Cténophores. Ses figures de Groseilles de mer détaillent canaux pharyngiens et palettes ciliées de l'animal. Il note aussi la présence d'un système nerveux plus développé que chez les Cnidaires. Mais le manque de précisions zoologiques de son époque sur les Invertébrés marins lui joue un bien vilain tour. Faute de pouvoir correctement identifier une Pleurobrachia de Fleming, voilà qu'il commettre une confusion dans ses Notes Zoologiques. Peut-être qu'une plus solide expérience en zoologie des Invertébrés l'aurait aidé à contourner ce piège. Mais rappelons qu'au début du Voyage du Beagle, Darwin est avant tout géologue de formation. Autodidacte toutefois initié - et non novice en la matière - il lui était cependant difficile de déjouer d'une main experte l'imprécision des ouvrages de son époque.


Pleurobrachia bachei - Wikipedia


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