[1832] Les lézards de l'Île des Rats
La rébellion de Montevideo empêche pour le moment tout débarquement à terre. Aussi le 27 juillet 1832, Darwin et le Capitaine FitzRoy doivent se contenter d'une excursion sur l'île des Rats, dans la baie de Montevideo. Pendant que ce dernier prend des mesures cartographiques, Darwin s'intéresse à l'herpétologie insulaire. Il y remarque un curieux reptile : « à première vue tout le monde aurait dit que c'était un serpent ; mais deux petites pattes arrières ou plutôt des nageoires indiquent le passage par lequel la Nature relie les Lézards aux Serpents » Charles Darwin, Journal de Bord.
Supposer que Darwin ait observé une espèce de lézards dotée de pattes postérieures natatoires demeure peu crédible. Mais il existe des lézards partiellement ou totalement apodes chez différentes familles de Lépidosauriens qui pourraient correspondre à sa description. Chez les lézards, le caractère apode est une analogie ou convergence évolutive. Cela signifie que différents taxons de lézards, soumis de manière indépendante à des contraintes environnementales comparables, ont subi une sélection naturelle favorable à la perte totale ou partielle de leurs membres locomoteurs. Plusieurs familles de lézards comptent des espèces apodes : les Anguidae (dont le genre Anguis sp. comprenant nos fameux Orvets), les Anniellidae, les Cordylidae, les Dibamidae, les Gerrhosauridae, les Gymnophthalmidae, les Pygopodidae, les Scincidae, et les Amphisbaenidae.
Commençons par effectuer une rapide recherche sur Reptile Database m'indique que trois taxons parmi ces familles sont présents en Uruguay : Cercosaura schreibersii (Gymnophthalmidae), Aspronema dorsivittata (Scincidae) et enfin le genre Amphisbaena sp. qui comprend cinq espèces uruguayennes que nous détaillerons plus tard. Cercosaura schreibersii ayant une morphologie rappelant notre Lézard des murailles, nous pouvons donc l'éliminer. Il semblerait plus logique que Darwin ait observé sur l'Île des Rats le Scinque Aspronema dorsivittata. En effet, les Scinques possèdent une très longue queue, se déplacent selon des mouvements de contorsion du corps, et leurs pattes sont si réduites qu'ils peuvent parfois être confondus avec des serpents. Parmi les 1700 espèces de cette famille (soit 25% de la richesse spécifique mondiale en lézards), certaines sont d'ailleurs totalement apodes. Ce qui n'est pas le cas de Aspronema dorsivittata ! Or la description de Darwin est assez claire, ce lézard doit être confondu au premier regard avec un serpent. Est-ce possible dans un moment d'inattention ?
Aspronema dorsivittata - source : Reptile Database |
Il ne reste plus en lice que les cinq espèces uruguayennes du genre Amphisbaena sp. Or en examinant leur noms binominaux et leurs distributions, une espèce endémique à l'Amérique du Sud frappe tout de suite l'attention : Amphisbaena darwinii, dont la localité-type est à Montevideo ! Or ce lézard fouisseur est totalement apode, ce qui ne convient pas totalement à la description de Darwin qui décrit deux petites pattes arrières. Est-ce lié à une mauvaise observation des bourrelets postérieurs de ce lézard ? Toujours est-il que Darwin n'est pas à l'origine de la description de cette espèce. Ce sont les zoologistes français André Marie Constant Duméril et Gabriel Bibron, qui en 1839 proposèrent de nommer cette nouvelle espèce en hommage à Darwin. Nous sommes alors trois ans après le retour du Beagle en Angleterre ; c'est dire avec quelle rapidité Charles Darwin acquit une influence grandissante auprès de la communauté scientifique au lendemain de son Voyage naturaliste autour du monde !
Amphisbaena darwinii - source : Reptile Database |
Quelle espèce de lézard apode attira l'attention de Darwin sur sur l'île des Rats ? Difficile de le déterminer avec précision ; plusieurs espèces concordent avec sa courte description. Cependant, Aspronema dorsivittata et Amphisbaena darwinii sont deux candidates intéressants pour résoudre cette énigme. Ce qui explique pourquoi Duméril et Bibron aient choisi en 1839 de résoudre le mystère en nommant leur lézard apode en hommage à leur jeune confrère naturaliste !
Revenons pour conclure sur l'extrait de Journal précédemment cité. L'allusion d'un « passage par lequel la Nature relie les Lézards aux Serpents » est une puissante métaphore, évoquant au lecteur une sorte d'arbre phylogénétique des Squamates. Ces lézards apodes de l'Île des Rats se placeraient avant le nœud reliant les branches des Lézards et des Serpents. Il évoquerait une sorte de « fossile vivant » ; témoin d'une divergence ancestrale majeure au sein des Lepidosauriens. Mais prenons garde à ne pas commettre d'anachronismes scientifiques. Darwin ne fut pas à proprement parler le créateur de la classification phylogénétique. Jean-Baptiste de Lamarck demeure le premier zoologiste à proposer un arbre phylogénétique pour classer le Règne Animal. Sa représentation fut publié en 1809 dans l'ouvrage « Philosophie Zoologique, ou Exposition des considérations relatives à l’histoire naturelle des animaux ». Darwin connaissait-il peut-être déjà l'arbre phylogénétique de Lamarck. Il y faisant alors référence implicitement en couchant ses pensées dans son Journal. Mais prenons garde à ne pas interpréter cette phrase comme une allusion au processus de spéciation. Dans l'esprit ouvert du jeune Darwin, il n'est pas encore question d'évoquer une théorie de l'évolution des espèces. Notons cependant que progressivement, ses pensées s'éloignent toujours plus d'une vision fixiste du Vivant !
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