[1832] Les Marsouins de Darwin

Le 18 juillet 1832. Le HMS Beagle avance à la vitesse de 8-9 nœuds (14,8 – 16,7 km/h). Un banc d'une centaine de marsouins passe en travers de la proue du navire. «  Un extraordinaire banc de Marsouins, plusieurs centaines au moins, a coupé la route du navire » Charles Darwin, Journal de Bord. Cette nouvelle observation de Mammifères marins nous offre une nouvelle occasion de tenter d'identifier quelle espèce croisa le sillage du HMS Beagle au large des eaux brésiliennes !


Le HMS Beagle et un groupe de Mammifères marins. Illustration de Robert Taylor Pritchett (1890). Notez qu'il dessine le banc de Cétacés, avec en second plan la poupe du HMS Beagle, alors que Darwin évoque au 18 juillet 1832 l'observation de Marsouins en travers de proue.


Pouvons-nous identifier l'espèce observée, comme nous l'avons fait lors du précédent billet consacré aux Globicéphales ? Hélas non, cette fois-ci la tâche ne sera pas aussi aisée. Car dans son Journal de Bord, Darwin n'avance qu'un seul et bien maigre indice : ces Cétacés "marsouinent" en groupe, un comportement propre à plusieurs familles de Mammifères marins. Or si Darwin a réellement vu des Marsouins du genre Phocoena sp. il ne s'agissait vraisemblablement pas de Marsouins communs, si faciles à observer dans l'Atlantique Nord mais absents de l'Hémisphère Sud.

La famille des Phocoenidae compte sept espèces différentes réparties dans trois genres distincts. Le genre Neophocaena sp. étant asiatique, voilà deux espèces en moins. La seule espèce du genre Phocoenoides sp. habite les eaux subpolaires de l'Hémisphère Nord. S'il s'agit réellement de Marsouins, il ne peut donc s'agir que de spécimens du genre Phocoena sp. Nous avons déjà éliminé le Marsouin commun (Phocoena phocoena). Nous pouvons éliminer l'endémique Marsouin du golfe de Californie (Phocoena sinus). Il ne reste plus que deux espèces candidates. Commençons par le Marsouin de Burmeister (Phocoena spinipinnis). Mais ce Mammifère marin est timide, ne s'approchant que rarement des bateaux, et les marins n'observent alors que des individus solitaires ! Cela ne colle pas avec le pod observé en ce 18 juillet 1832. Il reste enfin le Marsouin de Lahille (Phocoena dioptrica) dont sa biologie nous est encore en grande partie inconnue. Mais l'espèce est plutôt présente aux latitudes de la Terre de Feu, ce qui permet de l'exclure à son tour.

Darwin n'a probablement pas observé de Marsouins ce jour-là. Mais quels étaient ces Cétacés qui croisèrent le HMS Beagle ? Probablement avons-nous affaire à des Delphinidae (famille des Dauphins). Darwin aurait pu croiser dans les eaux de l'Atlantique Sud une douzaine d'espèces de "Dauphins" différentes, susceptibles de nager en groupes comme ceux observés ce jour-là. Ce qui rend d'emblée notre travail trop complexe pour résoudre ce mystère. Pourtant, certaines espèces auraient été remarquablement faciles à distinguer, comme le Dauphin aptère austral (Lissodelphis peronii) dont les pods (groupes) comptent jusqu'à plusieurs centaines d'individus. Mais surtout, le Dauphin aptère austral n'a pas d'aileron dorsal ! Des « marsouins sans aileron dorsal », impossible de ne pas les remarquer dès lors qu'ils passaient en travers de la proue du HMS Beagle ! Darwin n'aurait donc pas manqué de rapporter cette originalité dans son Journal de Bord.


Phylogénie des Cétacés - capture d'écran Wikipedia


Dès lors, Darwin emploie probablement par erreur le terme de Marsouin. Il est vrai que dans le langage courant, dauphins et marsouins sont bien souvent synonymes. Cependant, Darwin semble utiliser le terme de « Marsouins » de manière souvent abusive, probablement faute de compétences taxonomiques personnelles plus poussées en 1832. Il est en effet tout simplement possible que Darwin n'était pas suffisamment familier avec la reconnaissance des Cétacés pour distinguer correctement les différentes espèces alors connues de ses contemporains. De plus, Darwin ne destinait pas son Journal de Bord à publication scientifique. Il consacrait d'autres carnets pour cet objectif. Néanmoins, il postait régulièrement ses carnets de bord à sa famille, grâce auxquels ils pouvaient suivre ses aventures autour du monde. Or ses proches n'étant pas naturalistes, il s'y autorisait certainement quelques imprécisions.

Fort heureusement pour ses découvertes majeures, ses carnets de terrain comme ses fameuses Notes Zoologiques étaient tenus de manière bien plus rigoureuse que cet extrait de son Journal de Bord ! Mais pour autant, ces documents confirment que Darwin n'était pas un expert taxonomique des Cétacés. En effet plus tard durant le Voyage du Beagle, Darwin eut l'occasion de décrire avec précision un spécimen de Dauphin capturé par le Capitaine FitzRoy. Le 17 avril 1834, alors que l'expédition se situe dans les eaux de l'actuel Parc National de Chiloé (Chili), FitzRoy harponne un « Marsouin » qui fut minutieusement décrit par Darwin dans ses Notes Zoologiques. Notre jeune naturaliste classa cette femelle parmi la famille des Phocoenidae (famille des Marsouin).

Ce spécimen fut par la suite correctement rattaché à la famille des Delphinidae et baptisé Delphinus fitzroyi par Waterhouse (1838), que ce dernier décrit à partir des notes de Darwin dans un des fascicules consacré aux Mammifères de la Zoologie du voyage du H.M.S. Beagle (Zoology 2:25-6). Mais une fois de plus, il ne s'agit pas d'un Marsouin, contrairement à ce que Darwin supposait en le classant dans ses Notes Zoologiques parmi les Phocoenidae. Ce Delphinidae est aujourd'hui connu sous le nom de Dauphin obscur (Lagenorhynchus obscurus). L'holotype décrit par Darwin en 1834 correspond pour sa part à une femelle de la sous-espèce Lagenorhynchus obscurus fitzroyi présente uniquement en Amérique du Sud.


Lithographie d'un Dauphin obscur (Delphinus fitzroyi). In :  Zoologie du voyage du H.M.S. Beagle, (2:25-6)


Ne soyons cependant pas trop durs avec Darwin. Bien que versé dans la zoologie et la botanique, notre jeune naturaliste disposait initialement d'une solide formation en géologie, qui constituait son atout majeur au cours du voyage du Beagle. De plus si son esprit observateur s'intéressait à l'Histoire naturelle dans son ensemble, ses intérêts zoologiques le ramenaient bien plus souvent vers les Invertébrés. Nous ne pouvons pas lui reprocher de ne pas être un naturaliste omniscient à l'âge de 23 ans. Darwin lui-même en était bien conscient, et de retour en Angleterre, il confia la plupart de ses spécimens collectés à d'éminents spécialistes taxonomiques qui rédigèrent grâce à ce matériel les 19 fascicules de la Zoologie du voyage du H.M.S. Beagle (1838 – 1843). Darwin quant à lui se consacra à l'expertise dans ses propres domaines de compétence. Son génie reposa, entre-autres, sur sa capacité à synthétiser la somme impressionnante de données recueillies sur le terrain en une hypothèse évolutionniste de l'origine des espèces vivantes. Mais ceci est une toute autre histoire.

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