[1832] Grampus en vue !

Le 15 juillet 1832, Darwin rapporte dans son Journal de Bord l'observation au large d'un grand groupe de « Grampus » qui escortent le HMS Beagle sur quelques miles. Mais de quels animaux marins fabuleux nous parle-t-il ? Tout simplement des Cétacés ! Dans le vocabulaire des marins de l'époque, le terme de "Grampus" désigne différents Mammifères marins. Mais il semble que le terme soit surtout repris pour désigner des Orques ou des Dauphins de Risso. Pour cette seconde espèce, le nom de genre (Grampus sp.) est d'ailleurs tiré de cette expression.


Grampus (Dauphin de Risso) - gravure de 1863

Mais d'où vient ce terme de Grampus ? Il s'agit de la contraction de deux mots latins : "grandis piscis" (grand poisson). Comme vous le savez certainement, les Cétacés sont en réalité des Mammifères, mais ce détail zoologique ne souciait guère les marins du XIXème siècle. « Grampus » peut donc désigner différentes espèces. D'après le Journal de Bord de Darwin, il s'agit de baleines noires en groupe dense. Il les distingue des Cachalots - qu'il nomme « Spermaceti » en référence à l'huile que les baleiniers extrayaient de leur organe frontal.

Profitons-en pour ouvrir une parenthèse sur les Cachalots, aussi appelés "Sperm Whales" en anglais. En effet, les baleiniers pensaient autrefois que leur volumineux organe frontal contenait le liquide séminal de l'animal ! Et pourtant, cette substance lipidique cireuse et triglycérique est présente aussi bien chez les mâles que les femelles, sans que cela ne choque les marins d'autrefois. L'organe du spermaceti n'a d'ailleurs aucun rôle reproductif, mais il assurerait deux fonctions : la flottabilité (une sorte de ballast stabilisateur) et l'écholocation (en jouant le rôle de lentille convergente lors d'émission des impulsions sonores).

Mais revenons aux Cétacés observés par Darwin en ce 15 juillet 1832. Le jeune naturaliste parle de baleines noires nageant en groupes, et mesurant près de 15 pieds de long (soit à peu près 4,5 mètres). Cependant, il ne nomme pas l'espèce, ce qui pose un mystère à résoudre. Il serait tentant de penser à des Dauphins de Risso, de leur nom scientifique Grampus griseus (Risso, 1811) et parfois désignés sous le terme de « Grampus » par les marins du XIXème siècle. Mais deux éléments écartent cette hypothèse. 1. Il s'agit de dauphins uniformément sombres, alors que le Dauphin de Risso a des marbrures claires ("cicatrices") contrastant fortement avec sa peau. Ce détail anatomique aurait forcément attiré l'attention de Darwin 2. A ma connaissance, le Dauphin de Risso n'est pas présent dans les eaux brésiliennes du sud de Rio de Janeiro. Ce qui rend leur observation sur cette route maritime fort peu probable.

Il s'agirait de façon bien plus probable de Globicéphales. Ces dauphins à l'aspect très sombre nagent le plus souvent en groupes. Le genre Globicephala sp. inclut actuellement deux espèces et trois autres éteintes. Il serait difficile de savoir exactement laquelle des deux escorta le HMS Beagle. Ces deux espèces sont le Globicéphale tropical (Globicephala macrorhynchus) présent entre les deux Tropiques ; et le Globicéphale noir (Globicephala melas) fréquentant les eaux tempérées à polaires dans les deux hémisphères. L'estimation de taille faite par Darwin correspond bien à la biométrie des deux espèces. Les mâles mesurent 5 à 7 mètres de long pour un poids de 3,2 tonnes. Les femelles, plus petites, mesurent 4 à 6 mètres de long pour 1,5 tonnes. Leur longévité naturelle peut atteindre 46 ans pour les mâles, 63 ans pour les femelles.

En toute logique, le HMS Beagle se trouvant encore dans les eaux tropicales, nous aurions affaire à un groupe social de Globicéphales tropicaux. Mais une détermination aussi précise ne sera malheureusement pas possible. Le Globicéphale tropical est gris brunâtre foncé, d'où son surnom de "blackfish" chez les marins anglais. Le Globicéphale noir ne s'en distingue malheureusement guère plus, sauf auprès d'observateurs chevronnés capables de détailler les nageoires dorsales ou leurs comportements. Quand bien même Darwin eut mieux connu les Cétacés, il n'aurait pas pu trancher entre les deux espèces, tout simplement parce qu'à son époque seul le Globicéphale noir (Globicephala melas) avait été décrit par Traill en 1809. Il faut attendre 1846 pour que le zoologiste anglais George Robert Gray décrive à son tour le Globicéphale tropical.


Globicéphale noir (Globicephala melas) et Dauphin de Risso (Grampus griseus). In : Risso, A. (1826) Histoire naturelle des principales production de l'Europe Méridionale et particulièrement des environs de Nice et des Alpes Maritimes. (Tome 3).

Les Globicéphales sont des espèces très sociales, vivant dans des groupes stables comptant en moyenne 15 à 50 individus, que les scientifiques désignent sous le nom de "pods". L'organisation sociale au sein des pods est très complexe. Ce sont des groupes familiaux matrilinéaires, composés en majorité de femelles. Les mâles sevrés quittent le pod pour visiter d'autres groupes, mais ne sont pas pour autant bannis de leur pod d'origine et y reviennent fréquemment. Il existe différentes organisations sociales au sein des pods selon les activités : en transit, en chasse, en phase de repos ou de sociabilisation. Chaque activité étant coordonnée par de nombreux signaux communication entre individus.

Les Globicéphales sont d'ailleurs des communicants frénétiques : visuellement, physiquement et acoustiquement ! Ces signaux complexes démontrent également une très forte et complexe activité sociale, caractéristique bien connu chez les Cétacés. Enfin, puisque c'est l'été et les mœurs plus légères, sachez que la femelle Globicéphale est libertine. Elle a plusieurs partenaires et un petit faible pour les mâles étrangers à son pod. Le risque de consanguinité au sein du groupe social s'en retrouve ainsi favorablement écarté ! L'auteur de ce blog nie toute responsabilité si vous vous en inspirez dans votre propre couple.

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