[1832] Darwin et les crevettes pélagiques

Les 5 & 6 décembre 1832, le HMS Beagle entame une progression lente sur un océan Atlantique sud calme. Durant cette journée et les suivantes, Darwin profite de ces conditions agréables pour capturer de petites crevettes pélagiques à l'aide de son filet à plancton. Dans ses Notes Zoologiques, il revient sur la description de ses prises. Nous ne pouvons que l'imaginer, laissant sa nasse dériver à la poupe du navire, puis examinant dans la dunette du Beagle ses minuscules prises à l'aide de son microscope de poche !

Ses prises ressemblent à de petites crevettes. Mais son œil exercé ne se laisse pas berner pour autant. Car derrière le terme familier de « crevette » se cache un groupe paraphylétique au sein des Crustacés. D'ailleurs, certaines n'en ont qu'une vague ressemblance trompeuse ! Darwin récolte ainsi de nombreux Diaptomus sp., des Copépodes de l'Ordre des Calanoida qu'il assimile à des Cyclops sp. La confusion provient de leur taille et apparence quasi similaires. Heureusement, il en conserva plusieurs spécimens dans de l'alcool. Ce qui permit ultérieurement leur identification correcte. Ces organismes n'en demeurent pas moins communs dans les écosystèmes pélagiques, dont ils constituent un nœud important de la chaîne trophique.

Dans sa nasse, sont également présents des Amphipodes, probablement des espèces appartenant au sous-Ordre des Hyperiidea. Comme précisé ci-dessus, le groupe des crevettes est un artefact. Il n'existe pas de taxon monophylétique regroupant tous ces organismes d'apparence plus ou moins similaire aux yeux du profane. Les gambas de votre plateau de fruits de mer (comme par exemple Aristeus antennatus, espèce abondante mais qui connaît une forte exploitation halieutique) sont des Crustacés de l'ordre des Décapodes. Rien à voir en terme de classification avec les Amphipodes, malgré leur vague ressemblance.

Notre jeune naturaliste ne se fit pas avoir non plus. Ses connaissances sur les Crustacés n'étaint alors pas aussi développées qu'au cours des années qui suivirent son Voyage, mais il fut capable de différencier correctement les spécimens collectés parmi les différents Ordres taxonomiques décrits à son époque. Les rangs inférieurs demeurent soumis à prudence, notamment en raison du manque de connaissances propre à son époque. Darwin utilise notamment les volumes de Latreille sur les Crustacés (1829), eux mêmes intégrés dans l'encyclopédie du Règne Animal de Cuvier. Cette référence bibliographique lui permet d'identifier ces Amphipodes dans la famille des Uroptères. Mais comme le précise Pirlot dans Les Amphipodes Hypérides (1929), la systématique de Latreille demeurait prématurée. Au cours des décennies suivantes, le sous-ordre et la famille des Hyperiidae (même nom) fut détaillée par différents auteurs successifs, permettant de relier les spécimens d'Uroptères parmi ces Hypérines. Cela explique bien entendu le décalage entre la description de Darwin et la classification actuelle du sous-Ordre des Hyperiidae.

Pour autant, même les commentaires apportés aux Notes zoologiques de Darwin n'indiquent pas d'espèces précises. Il est cependant possible de supposer quels Hyperiidae se retrouvèrent pêchés dans sa nasse : Burridge et al. (2017) ont réalisé un transect pélagique en haute mer dans l'Atlantique Nord et Sud. Dès lors que le HMS Beagle fit voile depuis Bahia San Blas vers la Terre de Feu, nous pouvons imaginer que Darwin croisa probablement une richesse spécifique comparable à ces résultats. Dans les zones subantarctiques de l'océan Atlantique, Themisto gaudichaudii (Guérin, 1825) devient l'espèce dominante (76.9%), suivie de près par Primno evansi (17.9%).

Themisto gaudichaudii est un Amphipode abondant dans le littoral antarctique et plus au Nord sur les plateaux continentaux de l'hémisphère Sud. Tout semble donc supposer que cette espèce soit également commune le long des côtes argentines. Les données publiées sur Copepodia complètent son aire de répartition, mais demeurent limitées aux campagnes en mer de détermination du zooplancton marin. Themisto gaudichaudii est un prédateur vorace amateur de Copépodes, de krills juvéniles et encore de larves de poissons. Il fait partie des trois espèces zooplanctoniques les plus abondantes dans ces eaux ! En retour, il sert de proie à différents oiseaux marins, comme le Puffinure plongeur (Pelecanoides urinatrix). Ce qui fait de ce minuscule Crustacé une pierre angulaire de ces écosystèmes pélagiques.


Themisto gaudichaudii (ici noté selon un nom binominal synonyme) immortalisé sur un timbre britannique



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