[1833] Darwin et les sociétés du Rio de la Plata
Chroniqueur de ses contemporains, Darwin eut à cœur de dresser un portrait des sociétés sud-américaines rencontrées au cours de son voyage autour du Monde. Alors qu'il attend que le HMS Beagle lève l'ancre au 6 décembre prochain, il dresse un compte-rendu sociologique subjectif des contrées bordant le Rio de la Plata.
Comme déjà abordé durant ses excursions terrestres, Darwin est fasciné par le mode de vie des gauchos. Ce mode de vie libre et sauvage, bâti sur un code de l'honneur et de l'hospitalité hors du commun l'impressionne grandement. Mais après ces quelques semaines passées dans la pampa, Darwin eut largement occasion de découvrir le revers de cette carte postale. Derrière l'image d'homme fougueux et intrépide, il découvrit un univers violent, sans aucune loi ni merci. Conséquence d'un univers masculin dominé par les jeux d'argent et l'alcool, les vols sont fréquents et la moindre querelle fait couler le sang. Darwin dépeint une pampa livrée à ses démons, dans laquelle la profusion de chevaux et de bétail ruine toute activité. A quoi bon travailler lorsqu'il suffit de voler un cheval pour se déplacer et tuer une vache pour se nourrir ? La réalité sordide de cette société n'est qu'en partie dépeinte par Darwin, mais son récit rend certainement compte de l'anarchie violente qui règne alors dans les campagnes, une fois les portes des grandes propriétés terriennes franchies.
Si le monde rural est livré à sa sauvagerie, l'origine du mal se trouve en ville. Non seulement la police et la justice ne s'intéressent guère aux campagnes, mais elles se révèlent tout aussi inefficaces dans les grandes cités. Il est probable que ce jugement lui vienne du fait que l'Argentine traverse alors une grave crise politique peut propice à la stabilité des institutions. La Mazorca, une milice rosiste, impose son autorité dans Buenos-Aires. Mais Darwin pointe aussi l'extrême corruption des fonctionnaires. Qu'un riche commette un crime, et sa fortune le protégera. Tout s'achète, du moment qu'on en connaisse le prix. Les hommes de loi sont même les maîtres de ce système mafieux, dans lequel il suffit d'acheter les services d'un membre du gouvernement pour jeter son ennemi derrière les barreaux !
L'anecdote n'est nullement exagérée tant la corruption devait gangréner les États du Rio de la Plata. Darwin lui-même se montrait, de son propre sentiment, bienveillant envers ces nouvelles nations lors de son arrivée en Amérique du Sud. Mais sous le vernis sauvage et pittoresque de la pampa, la réalité l'a vite rendu amer. « Si j'avais lu ces opinions, il y a un an, je me serais accusé d'être bien intolérant ; aujourd'hui, je ne le fais pas » Charles Darwin, Journal de Bord. Comment lui donner tort, quand notre savant et explorateur français Alcide d'Orbigny fut quelques années auparavant jeté dans les geôles de Montevideo après avoir été le plus arbitrairement du monde traité d'espion ?
Le ressenti de Darwin pour les sociétés du Rio de la Plata demeure ambivalent. S'il apprécie le mode de vie « grisant à l'extrême » des gauchos, l'élégance des femmes, les bonnes manières hispaniques des hommes éduqués et l'esprit d'initiative qui anime certains d'entre-eux dans ces pays neufs, il ne peut s'empêcher de regretter l'état déplorable des institutions. Sa conclusion n'en est que plus prophétique. « Avec ce manque total de principes chez les dirigeants, avec un pays plein de fonctionnaires mal payés et turbulents, ils espèrent quand même qu'une forme Démocratique de gouvernement va durer. A mon avis, d'ici peu de temps, ils trembleront sous la main de fer de quelque Dictateur ». Charles Darwin, op. cit. Comment ne pas penser, en lisant ces quelques lignes, au général Rosas qui s'apprête à reprendre d'un main de fer les rênes de la Province de Buenos-Aires.
La place du marché de Buenos-Aires. Gravure extraite de L'Univers, histoire et description de tous les peuples (1840) |
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