[1832] En route pour le Cap-Vert, étude du zooplancton pélagique à bord du HMS Beagle

En route pour les îles du Cap-Vert, le HMS Beagle franchit le Tropique du Cancer au 10 janvier 1832. Darwin trompe l'ennui en se fabriquant un filet à plancton avec les moyens du bord. Il utilise pour cela un sac en étamine de quatre pieds (1,2 mètres) de profondeur, fixé à un arceau en demi-cercle. Il est maintenu à la verticale par des lignes et laissé à la traîne derrière le navire. La toile du sac en étamine est suffisamment lâche pour filtrer l'eau de mer, ce qui lui permet de récolter du zooplancton et divers organismes marins pélagiques. « Ce soir, il a remonté une masse de petits animaux, et demain j'attends avec impatience une plus grande récolte ».


De Ténérife au Cap-Vert (6-16 janvier 1832). Réalisation : QGIS / OpenStreetMap

Sa méthode n'est pas sans rappeler celles des précurseurs de la biologie marine du XIXème siècle. Sauf que leurs premiers filets à plancton étaient plutôt réalisés à partir de tissus en soie. Ce qui n'est pas incompatible avec un sac en étamine, qui peut être tissé de crin, de soie ou de fil. Mais au XIXème siècle, les biologistes marins ne confectionnaient pas leurs filets à plancton une fois embarqués à bord d'un navire. Ils s'approvisionnaient de soie fine auprès des moulins à farine, et ne reconvertissaient donc pas de vieux sacs de marine en étamine.


Le filet à plancton de Darwin, extrait de ses carnets de Journal de Bord.

Pour autant, les expériences de filtration d'eau de mer par des filets à planctons demeurent très rares avant 1832 ; et pour ainsi dire, il n'est pas impossible que Darwin fut le second scientifique à s'être ainsi livré à une expérience devenue si courante en biologie marine ! En 1816, le médecin et naturaliste anglais John Vaughan Thompson récolta le premier de petits organismes pélagiques en utilisant un filet constitué de mousseline. Il s’intéressait notamment aux cycles de vie des Invertébrés marins et au phénomène de la bioluminescence. Pour autant, le jeune Darwin n'eut certainement pas vent de cette technique, ou du moins il n'existe pas de correspondance adressée à J. V. Thompson avant le départ du HMS Beagle. Il semble qu'il ait cependant demandé conseil sur la collecte d'animaux marins auprès du médecin et scientifique John Coldstream, qui dans une lettre du 13 septembre 1831 lui explique comment procéder à partir d'un chalut à huîtres. Coldstream l'encourage à s'en procurer un auprès de pêcheurs avant son départ, et lui esquisse une figure de la drague au chalut telle que pratiquée alors. Notons cependant que la technique proposée consiste à racler les fonds marins. Elle permet de prélever des organismes benthiques, et non des organismes pélagiques.

Darwin prêta certainement attention aux conseils de Coldstream. Il s'en inspira pour concevoir son propre piège à organismes pélagiques, testa son modèle le 10 janvier 1832 et consacra la journée du 11 janvier 1832 à trier ses prélèvements. Parmi les trouvailles qu'il consigne dans ses Zoology Notes, nous trouvons divers organismes marins pélagiques. Notons ainsi Limacina sp., un genre de de Mollusques gastéropodes nectoniques (qui se déplacent dans l'eau en nageant) de la famille des Limacinidae. Le genre était déjà connu depuis 1817 lors de sa description par l'agronome et naturaliste français Louis-Augustin Bosc d'Antic. Il rapporte également des Cnidaires Hydrozoaires pélagiques, comme Velella scaphidia (Peron & Lesueur, 1807) et Physalia physalis (Linnaeus, 1758). Enfin, il dessine « a very simple animal » qui resta longtemps indéterminé avant d'être identifié après son voyage comme un Chétognathe (embranchement), un prédateur marin de Copépodes appartenant aux Métazoaires Protostomiens. Il s'agit probablement de Sagitta enflata (Grassi, 1881). Les paléontologues qui me liront savent probablement que les Chaetognathes sont contemporains de la faune de Burgess, et les systématiciens auraient de quoi rajouter sur la classification de cet embranchement, résolu il y a quelques années seulement.


Illustration tirée des Charles Darwin's Zoology Notes. "PL: 1, Fig: 1.— A very simple animal" 

De nos jours, si les méthodes scientifiques ont évolué, l'intérêt pour l'étude de la biodiversité du plancton marin perdure. L’expédition Tara Océans, qui eut lieu en 2009-2013), avait pour objectif de découvrir la grande variété d’organismes planctoniques. Plus de 100 scientifiques à travers le monde ont participé au protocole d'échantillonnage durant le périple de la goélette pendant plus de trois ans. Les méthodes ont bien évolué depuis le sac en étamine Darwin : ultrafiltration de l'eau de mer, identification par PCR (metabarcoding ADN), criblage bio-informatique des données … Les lecteurs intéressés par le voyage naturaliste de la goélette Tara en ce début de XXIème siècle pourront trouver plus d'informations en cliquant sur ce lien web.

Darwin écrit au 11 janvier dans son Journal de Bord : « le nombre d'animaux que récolte le filet est très élevé et explique parfaitement comment tant d'animaux de grande taille vivent si loin de la terre ». Il est intéressant de noter que Darwin réfléchissait déjà à l'échelle d'une pyramide écologique, avant même que cette notion ne soit proposée. Pour rappel, la pyramide écologique est une représentation graphique du réseau trophique qui privilégie une lecture quantitative entre chaque niveaux trophiques des interactions inter-espèces d'un écosystème. Cet outil introduit initialement comme pyramide d'abondance des individus par niveaux selon l'écologue Sutherland Elton (1927) fut progressivement adapté au cours des années 30 et 40 sous la forme pyramide des biomasses puis de pyramide d'énergies accumulées. On doit ainsi à l'écologue américain Raymond Lindeman, en 1942, l'élaboration d'un modèle de pyramide écologique dynamique, basée cette fois-ci sur le principe des transferts d'énergies entre niveaux trophiques. L'idée d'une telle pyramide repose sur la fait que les organismes vivants tirent (quasiment) tous à l'origine leur énergie depuis l'énergie solaire, celle-ci étant captée puis transformée en énergie chimique par le processus métabolique de la photosynthèse. Si bien évidemment notre jeune naturaliste était bien loin de ces réflexions, nul doute que le modèle énergétique de Lindeman l'aurait inspiré lors de son voyage à bord du Beagle.  

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