[1832] Brumes de poussières au Cap-Vert

Alors que le HMS Beagle arrive à l'archipel du Cap-Vert durant la journée du 15 janvier 1832, une brume poussiéreuse et brunâtre gène la visibilité. Le capitaine FitzRoy signale que ce phénomène est fréquent, et Darwin en fait aussi la description dans son récit de voyage : « L’atmosphère est ordinairement brumeuse ; cette brume provient de la chute d’une poussière impalpable qui endommage quelque peu nos instruments astronomiques. La veille de notre arrivée à Porto-Praya, j’avais recueilli un petit paquet de cette fine poussière brune, que la toile métallique de la girouette placée au sommet du grand mât semblait avoir tamisée au passage » Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde.

L'atmosphère est alors saturée en particules fines et siliceuses, la couleur ocre étant certainement due à la présence d'oxydes de fer. La réflexion lumineuse de la lumière du jour sur ces particules donne au soleil une curieuse allure de boule blafarde. Dans ses Notes zoologiques, Darwin rapporte que l'observation de cette poussière au microscope ne lève pas pour autant leur voile de mystère. Il couche ses notes à la verticale dans la marge de son carnet, comme s'il voulait rajouter cette observation alors qu'il est occupé par d'autres travaux. Remarquons qu'à la date du 16 janvier 1832, il est aussi en train de décrire une Physalie. Probablement profite-t-il que son microscope est sorti pour examiner quelques grains de poussière récoltés sur le pont du navire. Aussi se contente-t-il de noter rapidement ses observations sur la même page. Mais il revient plus tard sur ses réflexions en avril 1833, et confirme ses premières impressions. Pour lui, il ne peut s'agir que de poussière d'origine volcanique. Mais d'où provient-elle ? D'une éruption en Afrique ? De plus loin encore, d'un panache de fumée porté par les vents équatoriaux ? Darwin se perd en conjectures.

Dans son récit de Voyage à bord du Beagle, Darwin expose une toute autre hypothèse. « Le professeur Ehrenberg trouve que cette poussière est constituée en grande partie par des infusoires revêtus de carapaces siliceuses et des tissus siliceux de plantes. Dans cinq petits paquets que je lui ai envoyés, il a reconnu la présence de soixante-sept formes organiques différentes ! » (op. Cit.).

Darwin publia en 1846 une note1 sur ces fines poussières dans le journal de la société géologique de Londres. A l'exception d'une erreur dans les dates (le texte paru date le séjour de Darwin au Cap-Vert en 1833, et non en 1832), l'article en question renseigne sur les investigations de Darwin au sujet de ce phénomène météorologique. Il rapporte ainsi que plusieurs capitaines de vaisseaux britanniques ont déjà constaté le même phénomène. Observées plus attentivement au microscope, ces poussières contiennent des Infusoires, micro-organismes unicellulaires (Ciliés et Euglènes pour la plupart) qui vivent dans les eaux douces et saumâtres. Mais également des phytolithes, concrétions ou biodépôts minéraux (silice, oxalate de calcium) d'origines végétales. Ces observations ont été faites par Christian Gottfried Ehrenberg (1795-1876), protozoologiste et professeur de zoologie à Berlin, avec lequel Darwin correspondait et à qui il adressa des échantillons.

Charles Darwin relia pour sa part ces découvertes avec les données météorologiques à sa disposition. Les vents soufflaient N.E. ou E.N.E. sur l'île de Santiago durant ces épisodes de poussières brumeuses, entre le 16 janvier et le 8 février 1832. C'est l'harmattan, un alizé continental bien connu pour l'air chaud et sec qu'il fait souffler sur le Cap-Vert. Darwin note que ces dépôts de poussière n'ont lieu que lorsque souffle l'harmattan. Il s'agit donc de débris minéraux provenant des côtes africaines. Pour autant, Darwin ne va pas jusqu'au bout de sa déduction, perturbé par le fait que certaines espèces unicellulaires déterminées par le Pr. Ehrenberg ne soient alors connues qu'en Amérique du Sud ! Pourtant, d'autres protistes identifiés par le professeur allemand sont présentes en Afrique de l'ouest comme en Amérique du Sud ; il est probable que ces exceptions américaines n'avaient tout simplement pas encore été déterminées dans les milieux aquatiques africains.

Enfin, Darwin avait écarté l'origine sédimentaire de ces poussières lors de son séjour au Cap-Vert, en 1832. Quatorze ans plus tard, il écrivit dans son article que « La poussière recueillie sur le Beagle était d'un grain excessivement fin et d'une couleur brun rougeâtre ; elle n'est pas effervescente au contact des acides ; elle se fond facilement au soufflet à bouche en une perle noire ou grise ». L'absence de réactions avec les acides écarte la présence de calcaire ; ce qui le conduisit peut-être à écarter à tort l'hypothèse de débris sédimentaire. A l'inverse, les oxydes virent au sombre lors du test du soufflet à bouche, pratiqué comme examen minéralogique par les géologues du XIXème siècle. Ce qui corroborait l'hypothèse d'une poussière d'origine volcanique. Néanmoins, il abandonna cette fausse piste puisque l'origine saharienne de ces poussières ne faisait plus aucun doute dans son esprit en 1846. Il se permit d'ailleurs la réflexion que ce transport aérien de sédiments mène peu à peu à la formation d'une couche superficielle de dépôts. Darwin ne visita pas l'île de Boavista, île du Cap-Vert la plus proche du continent africain. Il aurait pourtant découvert les impressionnants dépôts de sable formés par l'harmattan, preuve supplémentaire à même de nourrir ses conclusions.

De nos jours, ce phénomène météorologique est scruté par les satellites. Le panache de poussières est un phénomène d'érosion éolienne, transportant aussi bien des particules de sable du Sahara que différents débris microscopiques pris dans le vents. Il est donc tout à fait logique d'y retrouver divers éléments biologiques arrachés aux écosystèmes traversés par ces nuages de poussières. Mais ces débris sédimentaires n'ont cependant pas d'origine volcanique, comme le supposa initialement Darwin. Ce phénomène donne lieu aujourd'hui à d'impressionnantes images satellites, et le panache de particules peut même atteindre les Caraïbes ! Cependant, ces particules ont aussi des propriétés abrasives qui dégradent les pièces mécaniques, et elles peuvent provoquer des gènes respiratoires. De nombreux scientifiques s'inquiètent désormais de la contamination de ces poussières en métaux lourds et composés organiques, présentant même un risque écotoxicologique là où les vents les portent.


Panache de poussières sahariennes au-dessus de Cap-Vert le 18 juin 2020. Crédits photo satellite : NASA.


1 Darwin, C. R. 1846. An account of the fine dust which often falls on vessels in the Atlantic ocean. Quarterly Journal of the Geological Society of London, 2, 26-30. In : John van Wyhe, ed. 2002-. The Complete Work of Charles Darwin Online. [En ligne]

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