[1833] Périlleuse tentative pour franchir le Passage de Drake

Depuis le 31 décembre 1832 jusqu'au 15 janvier 1833, le HMS Beagle tente de franchir le Passage de Drake et ainsi de gagner les côtes chiliennes de la Patagonie. La destination du Capitaine FitzRoy telle qu'il exposa le 32 décembre 1832 à ses officiers était alors très claire. Il comptait atteindre March Harbour, dans un des fjords découpés de Île Hoste (55°22'35"S ; 69°53'57"W), pour y déposer les Fuégiens York Minster et Fuegia Basket. Puis revenir en Terre de Feu par le Canal Beagle et atteindre l'île Navarino à proximité de la tribu de Jemmy Button. Ainsi aurait-il accompli sa promesse de ramener ses passagers Fuégiens chez eux. A ce sujet, ce canal porte ce nom suite aux deux missions cartographiques réalisées dans ce secteur par le HMS Beagle, souvenez-vous que le voyage de Darwin est en réalité la seconde expédition du navire d'exploration en Amérique du Sud.


"Sorely Tried", le HMS Beagle doublant le Cape Horn, 13 Janvier 1833, peinture de John Chancellor.


Le Passage de Drake doit son nom au navigateur et corsaire britannique Francis Drake, qui le franchit en 1578. Il est large de 810 km depuis la pointe méridionale de la Patagonie jusqu'à l'archipel des îles Shetland du Sud en Antarctique. Ce passage profond de 3500 à 4000 mètres est parcouru par le puissant courant circumpolaire antarctique. Lieu de rencontre des océans Pacifique et Atlantique Sud, il s'agit des eaux les plus démontées de la planète. Les vents dépassent régulièrement les 100 km/h et des déferlantes de quinze mètre de haut sont fréquentes entre décembre et février.

Ce fameux courant circumpolaire antarctique est un courant chaud de surface, charrié notamment par les puissants vents qui soufflent à ces latitudes sur l'océan Austral. Mais c'est aussi un terrible obstacle pour la navigation à voile que tout marin redoute, y compris le capitaine FitzRoy. Ce fameux courant marin austral présente dans le Passage de Drake l'impressionnant débit de 150 millions de mètres cubes d'eau par seconde, soit 135 fois l'équivalent du débit de tous les fleuves du Monde ! Même si son rôle sur le climat polaire est désormais en partie relativisé par la recherche actuelle, sa mise en place à l'ouverture du Passage de Tasmanie et du Passage de Drake eut tout de même une forte influence sur le paléoclimat antarctique, voici 33,5 Ma durant la transition Eocène-Oligocène. Son apparition a ainsi favorisé la glaciation Antarctique et contribué à un refroidissement global du climat terrestre. Néanmoins, ce ne serait pas le seul facteur d'explication paléoclimatique lié à cette période géologique, mais nous ne reviendrons pas en détails là-dessus.


Projection de Spilhaus permettant de représenter la circulation thermohaline des courants marins de surface (en rouge) et des courants marins de profondeur (en bleu). Source : Meredith, 2019.

Le Passage de Drake est redoutable, et le capitaine FitzRoy n'entend pas laisser ses contemporains dénigrer la dangerosité de la navigation en Terre de Feu. « Certaines personnes sont disposées à se faire une opinion très prématurée du vent ou du temps à rencontrer dans des régions particulières, à en juger uniquement d'après ce qu'elles ont pu elles-mêmes éprouver. Heureusement, les cas extrêmes ne se rencontrent pas souvent ; mais on ne peut s'empêcher de regretter la hâte avec laquelle certains hommes (qui ont navigué autour du Cap Horn avec des membres de la famille royale) ont tendance à ergoter et à douter de la description d'Anson et d'autres navigateurs, qui ont non seulement été beaucoup moins chanceux quant au temps, mais ont dû faire face à des navires fous, des équipages inefficaces et des rivages inconnus ; en plus de la faim, de la soif et de la maladie ». FitzRoy, Narratives (tome 2).

L'histoire maritime ne peut que donner raison au capitaine FitzRoy ! Jusqu'à l'ouverture du canal de Panama en 1914, le passage de Drake était la route traditionnelle pour rejoindre la côte ouest américaine. Ce trajet n'était pas sans périls. Depuis le XVIIe siècle, les registres maritimes recensent plus de 800 naufrages dans le secteur, qui ont fait quelque 10.000 morts au total. Aussi nous ne pouvons même aujourd'hui que comprendre ses inquiétudes. Même si en ce 31 décembre 1832 les conditions météorologiques sont favorables pour lever l'ancre, l'équipage du Beagle n'avait pourtant aucune assurance d'arriver tout de même à bon port.

Afin de retracer de la manière la plus précise possible le trajet effectué durant cette tentative de franchir le Passage de Drake, il m'a fallu documenter cet article à l'aide du Journal de Bord de Darwin et des Narratives de FitzRoy. L'un comme l'autre, ces deux sources documentaires se complètent suffisamment pour tenter de dresser une carte des événements. Au 31 décembre 1832 ? le HMS Beagle reprend son voyage : « Le soleil s'étant enfin montré au bon moment, il a été possible de faire le point, et comme le temps ne se présentait pas trop mal, nous avons pris la mer » (Darwin). Le 1er janvier 1833, un vent modéré de S.O. se lève. Le vent se calme au grand espoir des marins, qui saluent avec joie la venue brise légère d'Est. Mais en deux heures à peine, il se lève plein Nord puis s'enchaîne une redoutable tempête de pluie et de vents S.O. ! Les 2 et 3 janvier 1833, la situation se complique alors que le HMS Beagle met le cap sur l'archipel Diego Ramirez. « Après quatre jours à louvoyer, nous avons à peine avancé d'une lieue » (Darwin). Le vent forcit, la mer se démonte, mais le brick-sloop s'en sort plutôt bien : « Nous étions un peu trop près des îles Diego Ramirez, lors d'un coup de vent frais, avec beaucoup de mer ; mais à force de voiles, notre bon petit navire les esquivait habilement » (FitzRoy).

Le 5 janvier 1833, « les mêmes îles étaient de nouveau sous notre vent, preuve suffisante que nous n'avions pas tourné vers l'ouest » (FitzRoy). L'archipel Diego Ramirez était toujours sous le vent, ce qui signifie que ce cap n'est toujours pas franchi ! Vraisemblablement, le HMS Beagle arrive alors du N.E. et tente de dépasser la pointe méridionale de l'archipel. Il finit par la doubler au vent vers l'Ouest, ce qui demeure la trajectoire la plus vraisemblable au vu des descriptions convergentes de Darwin & FitzRoy. Après l'archipel Diego Ramirez, le HMS Beagle se dirige vers l'archipel d'Ildefonso pour le doubler au vent vers l'Ouest. La trajectoire devait aller au plus court, aussi le HMS Beagle arriva sur cet archipel depuis le Sud-Est. Entre le 6-9 janvier 1833, le Beagle double enfin ce Cap non sans difficultés. « La lenteur de notre progression provient d'un courant qui balaie la côte et qui contrebalance le peu que nous gagnons en louvoyant contre des vents violents et une grosse mer » (Darwin). Une allusion au courant circumpolaire antarctique ? Darwin signale aussi qu'en 24 heures (vers le 7 janvier 1833 ?), le vent forcit tellement qu'ils sont presque sous le vent par rapport à Ildefonso. Le Beagle a-t-il failli être déporté entre les îles de l'archipel ? Une chose est sûre, les vents tournent ensuite brusquement de N.O. et vont déporter le HMS Beagle jusqu'à 57°23' de latitude Sud ! Il a fallu par la suite rattraper ce chemin perdu, difficile errance en mer. Or Darwin nous donne alors un nouvel indice précieux. Au 9 janvier 1833, le brick-sloop serait de retour au large du Cap Horn ! Cet indice précieux n'était pas indiqué dans les Narratives de FitzRoy. Mieux encore, Darwin indique que leur position se situe à environ une centaine de miles (185 km) de leur objectif initial (March Harbour, un fjord de l'île Hoste).


Gravure de 1776 exécutée par William Hodges pour le récit du second voyage du Capitaine Cook, "A Voyage towards the South Pole" (1777).


Le 11 janvier 1833, le vent tourné de nouveau S.O. Le HMS Beagle est de nouveau le long de la côte, et se situe à moins d'un mile nautique du Détroit de Noël (Christmas Sound). Ce détroit aux roches déchiquetées est caractérisé par la présence du fameux rocher de York Minster. L'équipage remarque sa silhouette fantomatique, baptisée ainsi par l'expédition Cook parce qu'il leur évoquait la célèbre cathédrale anglaise. Heureusement, ce rocher énigmatique fut localisé avec précision dans les Narratives (tome 1) du premier Voyage du Beagle (1826-1830). Aussi peut-on l'indiquer selon les coordonnées ci-contre (55°24'30"S ; 70°01'50"W) et le considérer comme un point de repère afin de remonter l'île Host jusqu'au Canal Beagle. Mais pour autant, il semble qu'alors presque arrivé à bon port, la météo capricieuse empêche de s'en approcher plus. « Nous l'aperçûmes, pour aussitôt être déçus, car un grain violent nous obligea à amener les voiles et à nous tenir au large » (Darwin). Les conditions deviennent diluviennes, avec des « nuées d'embruns [...] qui devaient faire 200 pieds de haut » !

Les 12 et 13 janvier 1833, coups de vent. La tempête reprend de plus belle. Le HMS Beagle tangue presque jusqu'à s'incliner, les vagues sont gigantesques ; le pont se retrouve plusieurs fois submergé sous quelques pieds d'eau ! Une baleinière est arrachée, alors que forts de l'expérience du premier voyage, l'équipage avait renforcé les attaches de cette chaloupe. Des paquets de mer déferlent sur les ponts, menaçant d'engloutir le navire. Enfin, les sabords sont ouverts, l'eau s'échappe avec plus de facilité et le Beagle se transforme en un bouchon de liège flottant, balloté par les vagues. Dans la salle des cartes de la dunette, des instruments de mesure, pourtant stockés convenablement, chutent et se brisent (Darwin & FitzRoy). « Si le Beagle ne possédait pas des qualités nautiques supérieures et si notre matériel [de navigation] n'était pas en bon état, nous serions en détresse. Une moindre tempête a démâté et coulé plus d'un bon navire ». L'équipage est perdu, « nous ne connaissons pas avec exactitude notre position » (Darwin). Il semble qu'à partir de là, la tempête atteint son paroxysme et que le HMS Beagle soit déporté jusqu'au Cap Spencer, pointe méridionale de l'île L'Hermite ! Cela signifie qu'ils sont alors quasiment revenus en vue de leur lieu de mouillage du 31 décembre 1832. Tout ce chemin pour rien ! A la fin de la journée, le HMS Beagle serait d'ailleurs à une vingtaine de miles (37 km) du Cap Horn ...


Les errances du HMS Beagle en pleine tempête dans le Passage de Drake selon les descriptions de Darwin. Réalisation : QGIS / OpenStreetMap.

Il est cependant délicat de faire la part des choses entre le Journal de Bord de Darwin et les Narratives de FitzRoy. Quels éléments utiles complètent l'un comme l'autre ? Darwin a-t-il sans le vouloir exagéré les errances du HMS Beagle durant cette tempête australe ? Sur le site web de référence Darwin Online, Kees Rookmaaker publiait en 2009 un article intitulé « Darwin's itinerary on the voyage of the Beagle ». Ce document compile les informations du Journal de Bord ainsi que les coordonnées relevées dans les appendices météorologiques des Narratives. Ces informations permettent de tracer un autre cheminement en mer, proche du précédent mais nettement simplifié. Le lecteur appréciera ces deux cartes afin de se faire une idée du parcours réel en mer du Beagle.


Les errances du HMS Beagle supposées à partir des annexes météorologiques des Narratives de FitzRoy. D'après Rookmaaker, 2009. Réalisation : QGIS / OpenStreetMap.

Face à ces échecs répétés, le capitaine FitzRoy aurait décidé durant l'après-midi du 13 janvier 1833 d'abriter le Beagle à l'Est du Faux Cap Horn, où le Beagle mouille dans la nuit du 13-14 janvier. Le 14 janvier, le Beagle entre dans la baie de Nassau et se réfugie au niveau de l'anse de Windhond. Impossible de regagner le Canal Beagle en contournant l'île Navarino, ce qui aurait pourtant permis de déboucher au Nord du fameux rocher de York Minster. L'objectif initial semble donc inaccessible, que ce soit par le Passage de Drake ou par le Canal Beagle.

Darwin poursuit l'inspection des dégâts durant la journée du 14 janvier 1833. Ses plantes et son papier buvard sont fichus, ils ont été trempés d'eau de mer. Cela laisse à supposer que de l'eau est quand même rentrée dans la dunette ! « Rien ne résiste à la puissance d'une mer démontée ; elle force les portes et les claires-voies et détruit tout sur son passage » (Darwin). L'équipage se pense à l'abri, et FitzRoy envisage à nouveau de se rapprocher du Canal Beagle par l'Ouest de l'île Navarino. Il prévoit d'envoyer en reconnaissance les annexes du Beagle. Mais le mauvais temps va encore perturber ces projets. « Des bourrasques furieuses nous ont empêchés d'accomplir ce dessein ; et nous avons jeté l'ancre pour la nuit dans la baie de Windhond » (FitzRoy) Le 15 janvier, le capitaine FitzRoy décide de quitter l'abri de Windhond et de se réfugier dans un havre permanent suffisamment accueillant pour les prochaines semaines. Il conduit donc le HMS Beagle dans le Passage Goree, à l'Est de l'île Navarino. C'est un petit détroit encadré par les îles Navarino et Lennox, proche de l'entrée orientale du Canal Beagle. C'est alors que York, Jemmy et Fuegia font part au capitaine de leur souhait de s'installer avec Jemmy Button parmi les tribus Tekeenica de l'île Navarino. L'affaire est donc conclue, le Beagle va rester plusieurs semaines au mouillage pour débarquer les Fuégiens, le missionnaire Matthews et leur matériel nécessaire à l'établissement d'une Mission permanente. Nous y reviendrons ultérieurement.

De l'aveu même du capitaine FitzRoy, il s'agit de la pire tempête qu'il n'ait jamais affronté en mer. Nul doute qu'après ce premier échec dans le Passage de Drake, l'initiative des Fuégiens fut vécue comme un soulagement, alors que le temps ne s'annonçait guère meilleur en mer !

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