[1832] L'étrange bestiaire marin sur l'estran de Santiago

Durant son séjour sur l'île de Santiago (Cap-Vert), Darwin parcourt l'estran de Port-Praya à la recherche d'Invertébrés marins. Ses récoltes sont nombreuses, et plusieurs taxons méritent de se replonger dans ses notes zoologiques. Comment procédait-il pour consigner ses observations durant son voyage ? Darwin tenait à jour un Journal de Bord auquel ce blog se réfère régulièrement. Mais il notait également ses Notes zoologiques dans des carnets à part. Enfin, certaines de ses descriptions sont étoffées dans son Voyage d'un naturaliste autour du monde, publié quelques années après son périple à bord du HMS Beagle.

Son coin de pêche de prédilection durant ce séjour demeure l'estran de Quail Island, dans la petite baie de Port-Praya, désormais renommée l'île Santa-Maria. Outre les célèbres observations géologiques qu'il y fit, Darwin préléva sur ce rivage différents Invertébrés marins qu'il décrivit ensuite dans ses notes avec attention. Il décrit ainsi des Cnidaires de l'ordre des Alcyonacea. Ce sont des organismes coloniaux constitués de petits polypes, assez proches des coraux classiques même s'il ne s'agit pas de "vrais" coraux dans la classification. Les anémones de mer de l'ordre des Actiniaria l'intéressent également, notamment des spécimens pâles du genre Actinia sp. dont il décrit la capacité à rétracter ses tentacules lorsqu'elles sont stimulées.

Darwin étudie aussi des Planaires, dont il décrit en détails l'anatomie. Ses planches surprennent encore les spécialistes de cet embranchement par la précision de leurs détails. Darwin a notamment reproduit sur son carnet de notes l'appareil reproducteur d'un Planaire contenant même des œufs. A partir de ces précieuses informations et spécimens collectés sur le terrain, Darwin publia en 1844 un article complet sur ces Plathelminthes2. Il décrivit ainsi deux espèces : Planaria incisa désormais nommée Centrostomum incisum (Darwin, 1844) ; et Diplanaria notabilis désormais nommée Leptoplana notabilis (Darwin, 1844). La classification de ces organismes n'est cependant pas encore certaine.


Extrait des Notes Zoologiques de Darwin : Planaires

Chez les Gastéropodes marins, deux taxons originaux méritent de revenir quelque peu sur eux. Tout d'abord un illustre inconnu, qui même avec les descriptions faites à l'époque par Darwin échappe à l'identification des spécialistes. Il s'agit d'un Nudibranche de la famille des Chromodorididae dont la coloration indigo n'aide guère à l'identifier parmi les 360 espèces connues. Cette famille, particulièrement diversifiée et colorée, est pourtant fort connue des photographes sous-marins. Un autre Gastéropode classé parmi les Euopisthobranchia nous est en revanche parvenu avec suffisamment de détails. Il s'agit d'une aplysie ou lièvre de mer très colorée : Aplysia dactylomela. «  Quand on dérange cette limace, elle émet une liqueur d’un rouge-pourpre fort brillant » Darwin, Voyage d'un naturaliste autour du monde. Darwin expérimente le désagréable mécanisme de défense des aplysies, qui se recouvrent des cellules urticantes des Hydraires qu'elles broutent : « le corps de cet animal est recouvert d’une sorte de sécrétion acide qui, placée sur la peau, produit une sensation de brûlure. » Darwin, op. cit.


Aplysia dactylomela (source : INPN)

Les Cirripèdes l'intéressent tout autant, et Pyrgoma anglicum fait partie des espèces décrites par Darwin au cours de son voyage. L'ensemble de ses découvertes concernant ce taxon de Crustacés seront intégrées à sa publication de 1854 consacrée à cette classe1. De nos jours, l'espèce connaît différents synonymes en taxonomie, mais son nom actuellement accepté est Adna anglica (Sowerby, 1823). Nous apprenons ainsi qu'il s'agit de la seule espèce du genre Adna sp. Cette balane vit de manière semi-parasitaire sur les Cnidaires coloniaux, ce qui explique sa découverte lors des prospections de Darwin. Elle semble d'ailleurs être la seule espèce de balane capable de vivre à proximité des tentacules des polypes de coraux !


Adna anglica, Galway, Irlande (Wikipedia)

Enfin, gardons pour la fin le plus célèbre Invertébré marin de la collection de spécimens rapportés par Darwin. Alors qu'il arpente à nouveau l'estran, notre jeune naturaliste tombe sur des Poulpes communs. Son émerveillement n'a d'égal que sa curiosité scientifique. « Un enfant avec un nouveau jouet n'aurait pas pu être plus ravi » écrit le Capitaine FitzRoy dans ses Narratives. L'épisode du Céphalopode est d'ailleurs fort connu des naturalistes anglais, et témoigne de ses efforts constants au cours de ce voyage pour progresser en autodidacte en zoologie. En effet, le jeune Darwin avait suivi divers enseignements de sciences naturelles durant ses études hétéroclites, mais il manquait de connaissances pratiques. « Je n'avais pas de talent pour le dessin ni de connaissance suffisantes en anatomie, une grande partie des manuscrits que je produisis au cours du voyage s'avéra presque inutile. Je perdis donc beaucoup de temps, hormis celui que je passais à acquérir quelques connaissances des Crustacés, ce qui me servit lorsque, des années plus tard, j'entrepris une monographie sur les Cirripèdes. » Darwin, Autobiographie. S'il regrettait amèrement de ne s'être pas plus investi dans les disciplines scientifiques durant ses années d'études, il comptait donc sérieusement y remédier au cours de cette première escale tropicale ! Pour cela, il peut s'appuyer sur l'aide par correspondance de son ami et mentor, le Pr. Henslow. Il lui adresse donc dès que possible des spécimens zoologiques qu'il s'essaye à conserver dans l'alcool.

L'enthousiasme de la jeunesse compense le manque d'expérience scientifique. Cela se ressent encore entre les lignes dans son récit de l'escale au Cap-Vert : « Ces animaux ont aussi la faculté très-extraordinaire de changer de couleur pour échapper aux regards. Ils semblent varier les teintes de leur corps selon la nature du terrain sur lequel ils passent ». En effet, Darwin pense alors que ses Céphalopodes sont des spécimens jamais décrit par la science. Il collecte plusieurs individus, qu'il conserve précieusement dans l'alcool. Puis fier de sa "trouvaille", il expédie quelques spécimens à son mentor le Pr. Henslow accompagnés de cette lettre : « J'ai pris plusieurs spécimens d'une pieuvre, qui possédait le pouvoir le plus merveilleux de changer ses couleurs ; égalant n'importe quel caméléon, et s'adaptant évidemment aux changements de couleur du sol sur lequel il passait. – le vert jaunâtre, le brun foncé et le rouge étaient les couleurs dominantes : ce fait semble être nouveau, pour autant que je sache » Correspondance de Darwin à J.S. Henslow, 18 mai 1832).

Ces poulpes de Darwin sont devenus célèbres, et certains sont même toujours conservés au National History Museum ! Malheureusement pour Darwin, il ignore que ses spécimens appartiennent tous à la même espèce de Poulpe commun (Octopus vulgaris). Leur capacité à changer de couleur est déjà bien connue ! La réponse du Pr. Henslow témoigne cependant de la bienveillance du mentor pour son jeune protégé : « J'ai moi-même attrapé une pieuvre à Weymouth cet été et j'ai observé le changement de couleur chaque fois que j'ouvrais la boîte en fer blanc dans laquelle je la mettais, mais pas dans une aussi grande perfection que vous semblez l'avoir fait - Le fait n'est pas nouveau, mais tout frais les observations seront très importantes » (Correspondance de J.S. Henslow, 15-21 janvier 1833). Darwin fut probablement un peu déçu par cette réponse, mais il retint les conseils de son mentor, et documenta abondamment le comportement de ces pieuvres dans son récit de voyage. Il en conserva même un spécimen comme "animal de compagnie" quelque temps dans un aquarium, à bord du Beagle. Il le naturalisa dans de l'alcool lorsque l'animal finit par succomber.


Le poulpe "domestique" de Darwin (Natural History Museum)


Henslow lui adresse aussi dans ses courriers de pertinentes remarques concernant les premiers spécimens conservés et empaquetés puis expédiés en Angleterre. Le professeur n'a de cesse de corriger ses erreurs de débutants. Des oiseaux parviennent sans étiquettes, un échantillon a pourri, un autre a été rongé par des souris durant le transport … Les conseils postés par le mentor de Darwin ressemblent souvent aux corrections de travaux pratiques rendues par un enseignant. « Ne serait-ce pas une bonne mesure de précaution de transmettre en Angleterre une copie de vos mémorandums, avec votre prochain paquet ? Je sais que c'est un travail ennuyeux de recopier de telles questions, mais il est très opportun d'éviter le risque de perdre vos notes en envoyant un duplicata à la maison. » Henslow, op. cit.

Darwin ne se découragea jamais, persévérant toujours dans ses travaux naturalistes. Même si parfois le doute l'envahit : « la façon dont mes collections s'enrichissent est vraiment prodigieuse. J'en suis même à avoir l'esprit assailli de la folle crainte qu'il ne se trouve personne en Angleterre qui ait le courage d'examiner quelques-unes des branches les moins connues » Darwin, Journal de Bord (19 janv. 1832). Et il eut bien raison, car son assiduité finit par payer. Alors qu'il poursuit son voyage en 1835, Henslow faisait déjà circuler certains de ces spécimens reçus au sein de la communauté scientifique, et lisait certaines de ses lettres devant la Société de Philosophie de Cambridge. Darwin devint alors déjà célèbre ! Et plus que la gloire éditoriale ou la célébrité, Darwin se considéra dans son Autobiographie récompensé de ses efforts dès lors qu'il reçut la plus grande estime de la part de ses pairs scientifiques.


1 Darwin, C. R. 1854. A monograph on the sub-class Cirripedia, with figures of all the species. The Balanidæ, (or sessile cirripedes); the Verrucidæ, etc. etc. etc. London: The Ray Society. Volume 2

2 Darwin, C. R. 1844. Brief descriptions of several terrestrial planariæ, and of some remarkable marine species, with an account of their habits. Annals and Magazine of Natural History 14 (October): 241-251


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