[1832] De la cruauté de l'abattoir public de Buenos-Aires

 Le 3 novembre 1832, Darwin visite enfin Buenos Aires ! La géométrie du plan de la ville en "quadras" (cuadras) le marque immédiatement. Cette cité, fondée par les Espagnols en 1535, apportait avec ses pionniers une certaine vision humaniste et moderne propre à l'époque. L'architecture du Nouveau Monde s'en inspirant, le schéma uniforme de villes construites selon un réseau de quadrilatères aboutit à une Plaza centrale. L'ancienne cité du Vice-Roi d'Espagne ne le laisse pas insensible ; le charme des maisons argentines, avec leurs toits plats servant de terrasse en été et leurs coquettes petites cours, «  forment un ensemble d'une grande beauté architecturale » note-t-il.

Mais derrière cette beauté se cache une laideur que Darwin entend dénoncer. «  Il suffit d'une promenade pour s'expliquer l'horreur de Buenos Aires qu'expriment les quelques Anglais qui résident ici » Charles Darwin, Journal de Bord. Si notre jeune naturaliste fut un grand aficionado de chasse, il n'en restait pas moins sensible au sort des animaux. Et la cruauté injustifiée le révulsait tout autant, qu'il s'agisse de bêtes ou d'humains. Quel est plus précisément l'objet de son indignation ? Le Corral, sorte d'abattoir public à ciel ouvert dans lequel sont directement dépecés les têtes de bétail désignées pour nourrir la population Portègne.

Il faut bien avouer que le récit de l'abattage d'un bœuf dans le corral est particulièrement sordide. Le gaucho sélectionne les bêtes dans le corral. Elles sont attrapés au lasso par les cornes. Tractée de force par un cheval jusqu'au lieu d'abattage, la pauvre bête se débat violemment en labourant le sol de ses sabots. L'animal se précipite vers le bord du corral dans une vaine tentative d'échapper à son destin. Le cheval, rompu à l'exercice, se tourne brusquement pour absorber le choc et reste fermement planté dans l'arène. Le choc est si violent dès lors que la corde du lasso se tend que le bœuf est projeté au sol.

Puis, c'est la mise à mort. On lui tranche les jarrets ; l'animal affreusement immobilisé est ensuite saigné d'un coup de couteau à la gorge. « C'est un spectacle horrible : le sol est fait d'os et les hommes, les chevaux et la boue sont maculés de sang ». Charles Darwin, op. cit. Il serait tentant d'interpréter cet épisode du Journal de Darwin comme une dénonciation antispéciste de l'abattage du bétail. Évitons cependant tout anachronisme sur ce blog. Darwin entend avant tout dénoncer une souffrance animale inutile, il ne rejette pas pour autant l'exploitation animale. Chasseur expérimenté, il se satisfait à maintes reprises du gibier prélevé à la chasse durant le Voyage du Beagle. Pour Darwin, la consommation de viande n'est d'ailleurs pas à proscrire ; cependant il témoigne – de même que pour ses prélèvements de spécimens – d'une sorte d'éthique basée sur la modération et la moindre cruauté. De toutes évidences, son approche animaliste est bien éloignée des débats de philosophie morale actuels, mais témoigne d'une précoce réflexion personnelle sur l'éthique envers les animaux.


Un abattoir à ciel ouvert argentin du XIXème siècle. Gravure d'origine inconnue.


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