La formation de la Pampa : une dispute géologique entre Darwin et d'Orbigny

Au cours de ses chevauchées terrestres dans la Pampa sud-américaine, Darwin étudia de nombreux sites géologiques dont il dressa le profil stratigraphique, préleva divers fossiles et rassembla suffisamment d'éléments pour proposer une lecture des paysages qu'il traversait. De retour en Angleterre en 1836 au terme de son Voyage à bord du HMS Beagle, sa réputation de naturaliste le précède déjà. Il rencontre alors Richard Owen et Charles Lyell, d'éminents scientifiques avec lesquels il entame une collaboration étroite. C'est ainsi que le 4 janvier 1837, il présente les premiers résultats de ses travaux sur la géologie de l'Amérique du Sud auprès de la Geological Society of London. Soucieux de rassembler le maximum d'indices paléontologiques à partir des spécimens ramenés durant son voyage, il correspondit et collabora aussi avec le savant français Alcide d'Orbigny, qui accepta d'identifier les fossiles de Mollusques marins issus de ses collections. D'Orbigny l'avait précédé de quelques années seulement lors de son voyage en Amérique du Sud. Et si leurs observations géologiques s'avéraient complémentaires, les deux hommes n'en partageaient pas les mêmes interprétations. Leur désaccord, qui divisait encore cent ans plus tard les géologues américains, témoigne de la rivalité entre ces deux hommes de science.

Au cours du voyage du HMS Beagle en Amérique du Sud, Darwin réalisa plusieurs expéditions à cheval en Argentine et en Uruguay. Ces voyages terrestres n'avaient pas pour seul objectif d'éviter la terrible épreuve d'un mal de mer indisposant alors que le HMS Beagle menait à bien ses monotones missions cartographiques. En tant que naturaliste de l'expédition, elles lui permettaient également de prospecter plus en détails la géologie de l’intérieur des terres abordées. Après un séjour prolongé sur le littoral de Bahia Blanca et la découverte du célèbre site fossilifère de Punta Alta, Darwin eut certainement l'intention d'étudier plus en détails la pampa argentine. Il y eut l'occasion durant l'hiver 1833. La première excursion, entre les 11 et 17 août 1833, le mena de Carmen de Patagonia jusqu'à Bahia Blanca, en Argentine. Le seconde périple, du 8 au 20 septembre 1833, lui fait rallier à cheval Buenos Aires depuis Bahia Blanca. Le troisième voyage, du 27 septembre au 5 octobre 1833, le mena jusqu'à Santa Fe puis Paraná, en longeant par voie terrestre et en traversant le Rio Paraná. Le quatrième périple, enfin, qui s'étale du 14 au 28 novembre 1833, lui permit de rallier le Rio Uruguay et de remonter le cours de son affluent, le Rio Negro (Uruguay). Comme nous allons le voir au cours de cet article, ces quatre voyages sont particulièrement importants pour la construction de son interprétation géologique de la formation pampéenne.

Bien qu'interprétant la formation de la pampa à la lumière d'une même hypothèse géologique, Darwin classe ces vastes étendus selon différents secteurs prospectés. Il présenta en détails ses observations de terrain dans son ouvrage Geological observations on South America (1846). Ce découpage a aussi permis une lecture critique contemporaine de ses conclusions par divers auteurs. Zárate & Folguera (2009) revinrent ainsi sur le terme de "formation Pampéenne" tel qu'utilisé par Darwin, et comparèrent ses observations aux données géologiques actuelles renseignant sur les formations sédimentaires du Cénozoïque tardif entre le Rio Colorado et Buenos Aires. Dans cet article, nous résumeront d'abord les principaux indices géologiques et paléontologiques collectés par Darwin le long de cette formation pampéenne. Une attention toute particulière sera porté à l'axe tracé depuis la ville de Paraná (Argentine, province d'Entre Rios) jusqu'au site de Punta Gorda (Uruguay), tel que discuté par Darwin dans les éditions tardives de son Journal of Researches. Puis, à l'aide du Geological observations on South America de Darwin et de la publication « Darwin in Uruguay » de Falconer (1937), nous reviendrons sur le vif désaccord entre Darwin et d' Orbigny au sujet de ces formations pampéennes. Enfin, nous comparerons leurs hypothèses respectives avant de conclure sur l'interprétation actuelle de ces formations sédimentaires du Miocène.


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Commençons par clarifier ce que Darwin entendait par "formation Pampéenne". Dans son son ouvrage Geological observations on South America (1846), le quatrième chapitre est entièrement dédié à la formation géologique de la Pampa. Il s'agit d'un très vaste ensemble de dépôts sédimentaires, observés depuis le Rio Colorado jusqu'au Santa Fé et Punta Gorda, comportant un dépôt caractéristique de marnes argileux rougeâtres riches en fossiles de Mammifères terrestres. Darwin nomme cette couche « Pampean muds » d'après le nom local qui lui est attribué. Également associée aux dépôts du Cénozoïque, une couche de concrétions calcaires riches en fossiles marins s'est déposée soit au-dessus, soit en-dessous de ces formations pampéennes. Darwin les baptise également d'après leur nom local argentin de « Tosca-rocks ».

Commençons par examiner les couches géologiques au niveau de Buenos-Aires, au centre de cette formation pampéenne. Darwin y rapporte que le sol en surface est très majoritairement constitué de ces marnes argileux. Puis, d'après les résultats des forages qu'il put se procurer, ces marnes cèdent la place à une couche de calcaires marins à partir de 21 mètres. En-dessous de 30 mètres, le calcaire est remplacé par des couches sablonneuses. La présence de fossiles de coquillages dans les marnes argileux de surface laisse à penser que l'environnement de ces dépôts était de type estuarien ou une lagune d'eau saumâtre. Poursuivons plus au sud, depuis Bahia Blanca jusqu'au Rio Colorado. Le sol est composé de dépôts sédimentaires, seuls affleurent quelques massifs de roches métamorphiques. Darwin marque une limite géologique au niveau du Rio Salado, à 120 km au Sud de Buenos-Aires. De la rive Nord du fleuve jusqu'à Buenos Aires, les marnes argileux rougeâtres prédominent en surface. Darwin note d'ailleurs que dans ces dépôts marneux, on trouve des ossements de Mammifères terrestres tels que le Glyptodon ou le Megatherium. De la rive Sud du Rio Salado jusqu'à Bahia Blanca, la couche superficielle correspond avant tout à des dépôts calcaires de Toska-rocks. Darwin eut ainsi occasion de visiter les contreforts méridionaux de la Sierra de la Ventana, près de Bahia Blanca, où il remarqua également que la couche de concrétions calcaires repose bien sur les dépôts de marnes argileux. Enfin, à quelques kilomètres au sud-ouest de Bahia Blanca jusqu'au Rio Colorado, les marnes rouges réapparaissent à nouveau. Le fleuve marque d'ailleurs une nette différence géologique avec la pampa s'étendant jusqu'à Carmen de Patagonia plus au sud, comme nous avions eu occasion de le détailler dans un précédent billet.


Profil stratigraphique de Punta Alta. In : Geological observations on South America (1846)


Les falaises fossilifères de Punta Alta ont fortement intéressé Darwin, au point qu'il en dressa le profil stratigraphique le plus précis possible (voir figure ci-dessus). A la base du profil (A) correspond à une couche de conglomérats sablonneux et calcaires, contenant aussi bien des ossements de Mammifères géants que des fossiles de coquillages. Au-dessus (B) vient se placer une couche de marnes argileux rougeâtres riche en fossiles de Mammifères, mais dans laquelle les coquillages sont quasiment absents. Darwin suspecte que cette couche puise être du « pampean mud » typique de la formation pampéenne. Rappelons que tous les fossiles de Mammifères terrestres récoltés à Punta Alta ou sur d'autres sites furent identifiés par le Pr. Owen, et leurs descriptions publiées dans la Zoologie du voyage du HMS Beagle. La couche suivante (C) correspond à une alternance de lits de marnes rouges et de gravier. Alcide d'Orbigny décrivit et identifia pour Darwin les fossiles de coquillages qu'il y collecta, on y trouve pas moins d'une vingtaine d'espèces différentes. Enfin, la couche de surface (D) est un mélange de sable et de coquillages beaucoup plus récents.

Les différents sites prospectés par Darwin durant ses excursions en Argentine et en Uruguay montrent que la superposition des couches sédimentaires peut varier. A Punta Alta, la couche de marnes argileux se situe entre une couche inférieure calcaire et sablonneuse riche en fossiles de grands Mammifères et en coquillages, et une couche supérieure gravillonneuse encore plus riche en coquillages fossiles. Entre les deux couches supérieures, Darwin déterra les restes d'un Megatherium. Entre l'Ouest de la province d'Entre-Rios (Santa-Fé Bajada, actuel Paraná) et la frontière orientale avec l'Uruguay (Punta Gorda, sur les bords du Rio Negro et non loin de la ville de Nueva Palmira), le profil stratigraphique change également. Une diagonale de près de 314 km de long sépare ces deux sites. Considérés comme géologiquement identiques dans la première édition du Journal of Researches (1839), Darwin s'en ravisa dans une note de bas de page de ses Geological observations on South America (1846).

Un lecteur français attentif peut s'en étonner, puisqu'il n'est pas question de stratigraphies identiques entre ces deux sites dans la traduction française du Voyage d'un Naturaliste autour du Monde. Et pour cause ! L'édition française fut traduite à partir de l'édition de 1860 du Journal of Researches entre-temps corrigée par Darwin ! Puisque notre seule traduction française est bien plus exacte, qu'en est-il donc de la géologie de ces deux sites ? Le sol de Santa-Fé Bajada présente une couche de marnes argileux rouges riche en fossiles de grands Mammifères au-dessus d'une couche calcaire blanchâtre riche coquillages marins et en dents de requins. Inversement, le site de Punta Gorda présente à sa base un dépôt argileux, alternant au-dessus avec des couches calcaires qui contiennent les mêmes espèces de coquillages marins que dans celles de Bajada. Darwin conclue donc qu'au Sud-Est de la province d'Entre-Rios, le niveau de la mer dut osciller suffisamment au cours des âges géologiques pour que les couches alternent en conséquence.


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D'après son Journal de Bord, Darwin visita deux sites majeurs qui lui furent d'une grande aide dans son interprétation des formations pampéennes : Punta Gorda et les falaises de Perika. Nous avons déjà présenté ci-dessus le premier site ; le second est encore plus remarquable. Darwin y rapporte que la couche de marnes argileux rouges se situe sous les dépôts calcaires, mais qu'encore en-dessous affleure le socle granitique. Nous approchons vraisemblablement des limites de la formation pampéenne. Ses observations géologiques attirèrent de nouveau l'attention des géologues locaux dès la fin des années 1920. Les détails de cet épisode géologique local furent résumés dans un court article « Darwin in Uruguay » adressé par Falconer à la revue Nature en 1937. L'histoire débute alors que le site présumé des falaises de Perika fut retrouvé au début des années 1930 par Professeur Karl Walther. Soucieux de promouvoir l'héritage scientifique de l'Uruguay, ce dernier fit ériger sur place un monument commémoratif avec l'aide de l'Association (locale) des Amis de l'Archéologie. Selon un site web touristique local (2023), le monument existerait toujours. Mais les falaises sédimentaires changent au fil de l'érosion, et un siècle après le passage de Darwin, le Pr. Walther notait déjà que les relevés topologiques de ce dernier n'étaient plus d'actualité.

Alors que les observations géologiques de Darwin en Uruguay attirent de nouveau l'attention des géologues locaux au cours des années 1930, ces derniers prennent parti pour deux hypothèses opposées : certains d'entre eux soutiennent les conclusions d'Alcide d'Orbigny, d'autres se rangent du côté de Darwin. Mais quel désaccord anima les deux savants pour que la querelle persiste près d'un siècle plus tard ? Falconer retrace dans son article l'origine de cette dispute scientifique. Le français Alcide D'Orbigny séjourna en Amérique du Sud pendant sept ans (1826-33). Il précéda Darwin sur le Nouveau Monde de six années, et revint en France alors que le jeune naturaliste anglais explorait la Pampa. Ayant examiné les dépôts sédimentaires au nord de Santa-Fé Bajada et en Bolivie, il proposa sa propre hypothèse quant à l'origine de cette formation pampéenne. D'Orbigny était un génie des sciences naturelles, qui accomplit un immense travail naturaliste en Amérique, comme en témoigne son ouvrage majeur Voyage dans l’Amérique méridionale. Cependant, d'Orbigny rejoignait en grande partie les principes naturalistes de Cuvier, ce qui faisait de lui un naturaliste catastrophiste et un fixiste (partisan des "créations successives"). Alors que Darwin fut dès son voyage à bord du HMS Beagle converti à l'uniformitarisme de Lyell et rapidement gagné par les idées transformistes, avant même d'esquisser ses propres hypothèses d'évolution des espèces. Il était donc évident que nos deux contemporains Darwin et d'Orbigny ne pouvaient qu'entrer en rivalité scientifique.


Portrait d'Alcide d'Orbigny jeune (à gauche) et carte de son voyage en Amérique méridionale (à droite) (Vénec-Peyré, 2002)


Cependant d'Orbigny était un naturaliste accompli, même un précurseur de la micropaléontologie. Il n'est pas exagéré de comparer ses collections à celles de Darwin, et s'il avait connu meilleure fortune à son retour de voyage, certainement aurait-il bénéficié d'une plus gloire scientifique. D'Orbigny accepta de collaborer avec Darwin sur les coquillages fossiles que ce dernier ramena de son Voyage. Mais lorsque que Darwin dévoila les profils stratigraphiques obtenus en Uruguay et dans la province de Buenos-Aires, d'Orbigny se montra particulièrement sceptique. Le savant français n'avait pas eu occasion de visiter Punta Gorda ni les alentours de Bahia Blanca. Et pourtant, il n'était nullement convaincu par les observations de Darwin. Pire encore, il déclara qu'il ne voulait pas croire que des couches géologiques similaires aux marnes de la Pampa se trouvassent sous d'anciennes couches calcaires marines du Tertiaire ! D'Orbigny maintenait qu'il n'y avait pas d'analogie possible entre la couche inférieure des falaises de Punta Gorda, qui étaient selon lui d'origine marine, et les dépôts argileux caractéristiques de la formation Pampéenne, d'une nature radicalement différente et qui plus est déposés en un court laps de temps « comme le résultat d'une grande commotion terrestre ». En d'autres termes, d'Orbigny considérait que Darwin s'était tout simplement trompé. Notre naturaliste anglais, quant à lui, refusait catégoriquement ces critiques et concluait que quelles que soient l'origine des dépôts pampéens, le même phénomène s'était tout aussi bien produit à une période géologique antérieure à l'ancienne mer Paranaense. En définitive, d'Orbigny postulait en faveur d'un phénomène cataclysmique à courte échelle de temps, tandis que Darwin s'appuyait sur un modèle de dépôts graduels sur une longue durée.

Le désaccord géologique entre Darwin et d'Orbigny se prolongea au fil du temps alors que de nouvelles générations de géologues choisissaient leur camp. Falconer (1937) relatait à quel point la polémique était encore vive au début de sa décennie, chaque auteur s'évertuant à apporter des preuves favorables à son camps ! Jusqu'à ce que Frengelli (1930 ; In : Falconer, 1937) compare au microscope les argiles des formations pampéennes aux marnes argileux de Punta Gorda. Leur composition était semblable : un mélange de matériel d'origine volcanique et d'argiles mélangés dans des proportion qui ne font que varier ; comme si la quantité de matériaux pyroclastiques avait varié dans l'espace et dans le temps. Cette conclusion qui fait pencher la balance en faveur de Darwin ! Ce dernier avait donc, selon le principe d'actualisme de Lyell, vu juste dans son observation des couches géologiques. Les mêmes causes produisent bien les mêmes effets, et les formations pampéennes se sont produites à plusieurs reprises lors de l'accumulation de couches sédimentaires du Cénozoïque.


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Nous venons de résumer le principal point de désaccord entre Darwin et d'Orbigny sur leurs observations géologiques des formations sédimentaires de la Pampa. Mais quelles étaient les propres interprétation de la mise en place de ces formations pampéennes ? Penchons-nous à nouveau sur les Geological observations on South America (1846) de Darwin. Dans la conclusion de son chapitre sur la formation de la Pampa, ce dernier soumet les hypothèses d'Orbigny à ses propres observations géologiques et paléontologiques. A la lumière de ces précieux indices, nous pouvons mieux comprendre pourquoi Darwin rejetait catégoriquement les hypothèses de son confrère français.

Commençons par retranscrire les conclusions d'Alcide d'Orbigny. Comme nous l'avons évoqué précédemment, le savant français explora l'Amérique du Sud quelques années avant le Voyage de Darwin. Il remonta le Rio Paraná jusqu'à Santa Fé et explora bien plus longuement la Bolivie. Mais il ne visita pratiquement pas l'Uruguay ni la province de Buenos-Aires. Probablement pour ces raisons, Alcide d'Orbigny rapporta toujours le même profil stratigraphique du sol de la Pampa. Selon lui, la fameuse formation pampéenne, cette couche de marne argileuse rougeâtre et riche en fossiles d'animaux terrestres, se trouvait toujours au-dessous d'une couche calcaire de Tosca-rocks riche en fossiles de Mollusques marins aujourd'hui disparus. Pour d'Orbigny, la formation pampéenne s'étend sur de vastes territoires, d'une superficie aussi grande que la France. Darwin acquiesçait sur ce point, et ses relevés les plus méridionaux permettaient même de supposer que cette formation sédimentaire était encore plus grande. Ses limites demeuraient floues : en janvier 1834 alors que le HMS Beagle mouillait à Puerto San Julián (Patagonie, Argentine), Darwin dressa un profil stratigraphique du sol similaire pour les couches du Cénozoïque à celui de Santa Fe et même au-delà selon d'Orbigny. Mais comment expliquer l'inversion de couches sédimentaires que Darwin releca notamment aux alentours de Bahia Blanca et jusqu'au Rio Salado ? D'Orbigny se montrait très dubitatif quant à ces observations incongrues. Comme nous l'avons rapporté précédemment, il doutait même de leur véracité. De plus, l'hypothèse d'habitats estuariens expliquant la présence de couches stratigraphiques mélangeant fossiles de Mammifères terrestres et coquillages marins ne le convainquit guère. Malgré la présence indiscutable selon Darwin de coquillages marins ou d'eaux saumâtres associés à ces fossiles de Mammifères, d'Orbigny refusait de croire en la preuve d'un ancien un habitat côtier. Il supposait que les ossements de Mammifères découverts par Darwin avaient tout simplement été entraînés par des inondations de boues jusqu'à la côte. Et pourtant, d'Orbigny ne se rendit pas dans les mêmes régions de la Pampa que Darwin ; comment pouvait-il alors généraliser ses propres observations septentrionales à l'ensemble d'un territoire aussi vaste ?

Tout simplement parce que pour le savant français Alcide d'Orbigny, seul un scénario catastrophiste expliquait cette formation pampéenne. Ne retenant que les profils stratigraphiques présentant une couche de marnes argileux au-dessus des dépôts calcaires marins, il interprétait leur mise en place comme la preuve d'un événement diluvien court et brutal, qui aurait charrié sur la Pampa des quantités formidables de boues sédimentaires depuis les Andes et les plateaux brésiliens. Les nombreux fossiles de Mammifères terrestres présents dans cette formation pampéenne seraient les victimes de ce cataclysme. Ce scénario ne séduit guère Darwin, car si un tel déluge s'était produit, les couches de Tosca-rocks se seraient brutalement mélangées aux boues argileuses, donnant naissance à des dépôts chaotiques contraires à la stratification horizontale et plutôt bien ordonnée observée in situ. Cette hypothèse d'un « débâcle » comme il la nomme lui semble tellement peu crédible qu'il conclue : « je n'aurais pas non plus remarqué la théorie d'une débâcle, si elle n'avait pas été avancée par un naturaliste aussi éminent que M. d'Orbigny » Charles Darwin, Geological observations on South America. Chacun appréciera la pique douce-amère.

Pour Darwin, la formation pampéenne ne peut être le résultat d'un événement court, mais révèle un phénomène géologique se déroulant dans un temps beaucoup plus long. L'hypothèse d'une « débâcle » comme l'entend d'Orbigny lui est d'autant plus difficile à admettre qu'il a définitivement rejeté la théorie du catastrophisme suite à la lecture des Principes de géologie de Charles Lyell. Il propose à l'inverse un scénario progressif, témoin d'un lent mais récent soulèvement du continent sud-américain. Les marnes rouges argileux des formations pampéennes correspondent aux sédiments issus de l'altération du socle granitique et métamorphique brésilien (que Darwin a pu en partie étudier lors de son séjour au Brésil, en 1832) et ont été charriés par d'anciens fleuves jusqu'à l'estuaire encore plus vaste que formait autrefois le Rio de la Plata. Cette explication lui fut certainement aussi inspirée par les observations hydrographiques effectuées par le HMS Beagle dans les eaux boueuses de la Plata. D'immenses panaches de sédiments furent ainsi déposés sur les bancs de sables calcaires d'une ancienne mer, comme un saupoudrage progressif. A mesure que le continent sud-américain s'élevait, le trait de côte reculait. Les anciennes zones marines devenaient à leur tour côtières puis estuariennes. Le niveau de la mer devait donc être peu profond à mesure que le continent se surélevait, or certaines roches calcaires que fit examiner Darwin présentent des fossiles d'éponges et de coraux, qui viennent corroborer ce scénario. A mesure que les fleuves s'écoulaient sur la croûte terrestre émergée, le panache de sédiments des fleuves recouvrait de nouveaux bancs de sable jusqu'alors situés plus au large. La topographie des bancs sédimentaires marins variant forcément, certains hauts-fonds furent épargnés du saupoudrage des fleuves par leurs panaches de sédiments. Ces dépôts marneux s'enrichirent également de débris pyroclastiques au gré des éruptions volcaniques andines. Enfin, des périodes de fluctuation du niveau des océans auraient pu complexifier localement ces dépôts sédimentaires.

Le scénario de Darwin est d'autant plus élégant qu'il s'appuie aussi bien sur une observation attentive des preuves géologiques et paléontologique que sur le fameux principe d'actualisme. Les mêmes phénomènes peuvent très bien s'être produits à plusieurs reprises, graduellement, et produisant les mêmes effets stratigraphiques. Cependant, pour expliquer l'épisode le plus récent de transgression puis de régression marine, Darwin fait appel à l'hypothèse d'une surrection du continent sud-américain. Il s'agit d'une des propositions majeures de son ouvrage Geological observations on South America et Darwin n'aurait pu difficilement supposer d'autres mécanismes à la lumière des connaissances de son époque. Or il manque cruellement à sa réflexion l'idée d'une dilatation des océans d'origine paléoclimatique. Ce phénomène physique permet d'expliquer plus simplement la transgression marine que connut le continent sud-américain à la fin du Cénozoïque. Notons d'ailleurs que Darwin prend en compte l'hypothèse de Charles Lyell d'un âge glaciaire fatal à la mégafaune d'Amérique du Sud, mais qu'il n'était pas en mesure de relier dilatation des océans et fluctuations du climat au cours du Cénozoïque. Mais Darwin eut tout de même à cœur de correctement expliquer la présence de matière pyroclastique mêlée dans ces couches sédimentaires. Il l'explique à juste titre comme le fruit des activités volcaniques dans les Andes. Au final, la minutie des détails que fournit Darwin dans ce chapitre du Geological observations on South America ne peut qu'impressionner le lecteur. Procédant de la même manière que pour son magnum opus « De l'Origine des Espèces », Darwin accumule méthodiquement les indices, rassemble la moindre preuve à sa disposition, et alors seulement, propose une interprétation de ses résultats aussi minutieuse qu'imparable. Une fois de plus, la rigueur logique de sa démarche scientifique ne peut qu'impressionner le lecteur.

De nous jours, les géologues dressent un scénario bien plus complexe, mais qui rejoint en partie les explications de Darwin. La formation pampéenne n'est pas issue d'un seul bloc homogène, et il existe divers sous-ensembles régionaux liés aux contraintes géologiques locales. Mais leur récit peut être globalement résumé de la manière suivante. Durant le Miocène, un paléoclimat globalement chaud se met en place, conduisant à une importante transgression marine et à la formation de la mer Paranaense. A cette période, la majeure partie de la Pampa est engloutie sous des eaux chaudes et peu profondes, tandis que les eaux marines se heurtent aux cratons brésiliens et aux contreforts des Andes. Dès le Pliocène, le climat se refroidit et le niveau marin régresse. Progressivement, les fleuves creusent de nouveaux lits et les dépôts liés à l'érosion du plateau brésilien (altération des roches granitiques et métamorphiques précambriennes) se mêle aux retombées volcaniques. Le trait de côte connaît encore quelques fluctuations locales tardives selon les paléoclimats successifs, avant qu'il ne prenne sa géographie actuelle durant l'Holocène. C'est ce qui peut notamment expliquer la complexité de la formation Camacho, au niveau de Punta Gorda. Mais ceci est une autre histoire. En un mot comme en cent, Darwin avait correctement interprété la formation pampéenne comme étant lié au retrait progressif d'une ancienne mer, mais expliquait à tort cette régression marine à l'élévation du continent sud-américain. Mais placées dans le contexte scientifique de son époque, ses conclusions n'en demeuraient pas moins particulièrement modernes et brillantes !


La mer Paranaense au Miocène. Reconstitution de Arana et al. (2021)



Bibliographie consultée :


Darwin, C. (1831-36) Journal de Bord. Ed. Honoré Champion (2012).

Darwin, C. (1846) Geological observations on South America.

Darwin, C. (1839) Voyage d'un naturaliste autour du monde. Trad. de l'édition de 1860. Ed. La Découverte (2006).

Falconer, J.D. (1937). Darwin in Uruguay. Nature, 140, p. 138-139.

Laurent, G. (2002) Alcide d’Orbigny entre Cuvier et Lamarck. Comptes Rendus Palevol. 1(6), p. 347-358.

Vénec-Peyré, M.-T. (2002) Alcide d’Orbigny (1802–1857) : sa vie et son œuvre. Comptes Rendus Palevol. 1(6), p. 313-323.

Zárate, M. & Folguera, A. (2009). On the formations of the Pampas in the footsteps of Darwin: South of the Salado. Revista de la Asociacion Geologica Argentina, 64(1), p. 124-136.

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