[1832] Le Cardon sauvage à l'assaut de la Pampa

Le 22 novembre 1832. Darwin chevauche avec M. Hammond de Montevideo jusqu'au Rio Santa Lucia, dont l'embouchure est à 19 km à l'Ouest de la ville. La veille, on a hissé à bord du HMS Beagle des provisions et du matériel. La date du prochain départ vers la Terre de Feu approche, mais Darwin est si impatient de quitter le Rio de la Plata qu'il bouillonne littéralement sur place ! Cette sortie est donc l'occasion rêvée d'occuper son temps libre avant que le Beagle ne lève l'ancre dans les prochains jours.

Le chemin emprunté traverse une plaine vallonnée couverte d'herbe rase. Mais au retour, « nous fûmes obligés de faire un détour de quelques milles pour éviter l'une des grandes prairies de Cardons, parfaitement impraticables du fait que ces derniers sont pourvus de longues aiguilles et poussent serrés les uns contre les autres jusqu'à une hauteur de six pieds (1,83 m) » Charles Darwin, Journal de Bord.

Le Cardon, de son nom binominal Cynara cardunculus, forme un complexe d'espèces chez les Astéracées qui comprend aussi bien les Cardons sauvages que des formes cultivées comme le Cardon épineux ou les Cardes de Provence. D'après les détails fournis par Darwin, il ne traverse pas pour autant des parcelles maraîchères de ce légume. En réalité, l'espèce allochtone en Amérique du Sud est devenue invasive et s'élance à la conquête de la Pampa ! En effet, Cynara cardunculus est arrivée sur le nouveau continent dans les bagages des colons espagnols. Cette espèce est cultivée sur le pourtour méditerranéen, notamment en Provence, en Algérie et en Tunisie. Des l'Antiquité, les Grecs et les Romains en consommaient. Et durant la Renaissance, la région lyonnaise était même baptisée « le pays des cardes » ! Il y a donc fort à parier que les colons espagnols l'embarquèrent afin de garnir leurs propres potagers.

Selon les chroniqueurs, les premiers cultivateurs espagnols auraient cultivé du Cardon autour du Rio de la Plata entre les XVIème et XVIIIème siècles. Il faut croire que cette culture ne remporta pas le même engouement qu'en Europe occidentale, car sa culture semble oubliée à l'époque du voyage de Darwin. Le Cardon, quant à lui, perdura sous forme sauvage. Fort bien adapté au climat de la Pampa et beaucoup plus invasif que les plantes autochtones, il ne tarda pas à proliférer. Les premiers témoignages de prairies de Cardons sauvages montrent sa rapide intrusion dans le paysage. Entre 1749 et 1770, le chroniqueur Alonso Carrio de la Vandera note qu'entre deux visites à Buenos Aires espacées de quelques années seulement, la colonie espagnole est désormais encerclée par une muraille de Cardons sauvages.

A plusieurs reprises lors de ses excursions dans la Pampa, Darwin décrit ces vastes étendues de Cardons sauvages. Cette espèce invasive gagne du terrain avec une telle vitesse qu'elle menace même l'élevage bovin, secteur économique primordial en Argentine et en Uruguay ! Le long du Rio Uruguay, Darwin décrit de vastes paysages de Cardons sauvages si massifs qu'il est impossible d'y mener les troupeaux paître. Les vaches, maladroitement piquées par les épines des Astéracées, se blessent au sang et en deviennent folles. En Argentine entre Bahia Blanca et Buenos Aires, les buissons de Cardons sauvages servent de planque aux bandits de grands chemins. Ces malandrins profitent du couvert pour surprendre les voyageurs, et se réfugient dans ce maquis une fois leur forfait accompli.

De nos jours, l'espèce invasive poursuit sa progression. En Californie, Cynara cardunculus s'est hybridée avec l'artichaut cultivé Cynara cardunculus var. Scolymus. Un croisement indésirable et détonnant, car non seulement cette espèce invasive entre en compétition avec la flore autochtone, mais elle modifie aussi la biodiversité aviaire des habitats qu'elle colonise ! En effet, à quelque chose malheur est bon, les nombreuses graines émises par ces buissons profitent aux passereaux granivores. Mais cela ne dispense pas localement d'agir contre l'espèce pour préserver les habitats. Difficile lutte, puisqu'en raison de ses nombreuses racines se propageant dans le sol, le Cardon est difficile à détruire. Les gestionnaires californiens d'espaces protégés sont parfois contraints de recourir à des pulvérisations de glyphosate ! Ces hybrides étant aussi d'excellents xérothermophiles, ils risquent de tirer parti du réchauffement climatique actuel grâce à leur physiologie adaptée aux fortes chaleurs.


Cardon sauvage en Californie - Wikimedia


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