[1833] Une excursion dans la pampa uruguayenne (2/3)

Poursuivons le récit de cette nouvelle chevauchée de Darwin en Amérique du Sud. Le 17 novembre 1833, après avoir été souffrant une journée au poste-relais de Cufrè, notre jeune naturaliste reprend son périple. Lui et son guide traversent le Rio Rosario et le village de Colla. A midi, les deux cavaliers arrivent à Colonia del Sacramento. Le paysage d'herbe verte est entièrement modelé par l'élevage, même si les troupeaux sont peu nombreux. Darwin est invité à coucher en ville afin d'accompagner son hôte le lendemain jusqu'à son estancia, qui présente une formation intéressante de roches calcaires.

Colonia, construite sur un promontoire rocheux, a cependant souffert du conflit récent avec le Brésil. Il n'en demeure pas moins que ses vieilles rues bordées d'Orangers et de Pêchers ont encore tout le charme des vieilles colonies sud-américaines. Fondée à l'origine par les Portugais, la ville fit l'objet d'incessants conflits entre les empires coloniaux espagnols et portugais. Après l'indépendance du Brésil et des Provinces-Unies du Río de la Plata, ce casus belli perdura jusqu'à ce que la toute jeune nation uruguayenne impose définitivement son contrôle sur la cité, en 1828. Les stigmates de ces conflits sont nombreux. La muraille à demi démolie que visite Darwin, mais aussi l'église, qui servit de magasin à poudre jusqu'à ce que la foudre vienne frapper l'édifice et le souffle littéralement !


Calle de los suspiros, quartier historique de Colonia del Sacramento (sources : Wikimedia)


Conséquence du récent conflit militaire contre le Brésil, la ville grouille d'anciens officiers désormais réformés. Hélas, ces messieurs ont pris goût au pouvoir, et se comportent comme de petits chefs locaux qui ne cessent de se livrer d'incessantes escarmouches. La ville est un nid de rebelles potentiels, tous prêts à s'entre-dévorer avant que le plus fort ne marche vers Montevideo. Comme l'écrit Darwin, l'espoir viendra peut-être des institutions nationales. Les élections présidentielles passionnent beaucoup plus la foule que ces coqs en uniformes rapiécés. Gageons qu'ils finissent oubliés dans leurs basse-cours de pacotille.

Le 18 novembre, Darwin retrouve son hôte à San Juan, dans son estancia. Le soir, ils font le tour du domaine de 35 km² qui donne directement sur le Rio de la Plata. La propriété est impressionnante : outre la maison du maître des lieux et les bâtiments agricoles, son propriétaire dispose de son port privatif et d'une petite scierie. L'ensemble du bétail s'élève à 30 000 têtes, en plus du millier de chevaux et de quelques centaines de moutons. Le plus impressionnant demeure la capacité de ses Gauchos à compter, deux fois par semaine, l'ensemble de ces bêtes alors qu'ils les rassemblent au centre de la propriété ! La méthode est si robuste que ces « cow-boys d'Amérique du Sud » savent rapidement si la moindre bête manque à l'appel. Ne croyez pas qu'il soit si facile de voler un Gaucho dans ces vastes étendues de pampa !

Mais revenons sur ces affleurements calcaires qui ne manquèrent pas d'intéresser Darwin alors qu'il visitait l'estancia de son hôte. Il s'agit de roches sédimentaires détritiques, riches en carbonate de calcium CaCO3 et qui réagissent en conséquence au test de l'acide concentré. Cette précipitation des ions calcium sous forme minérale est bien entendu facilitée par d'anciennes conditions aquatiques. A l'ouest de l'Uruguay, nous sommes en présence de dépôts sédimentaires marins du Cénozoïque, qui trahissent la présence d'une ancienne mer tropicale peu profonde. La biominéralisation entre alors en jeu, ces dépôts calcaires sont donc riches en fossiles de micro-organismes marins tout comme de coquilles de Mollusques, fragments de Coraux, et autres espèces marines. Grâce à ces dépôts calcaires, une industrie de fours à chaux s'était d'ailleurs développée à l'ouest du pays.

Le 19 novembre 1833, Darwin et son guide poursuivent leur périple. Ils dépassent la ville de Las Vacas, dont le nom ne trompe en rien sur la nature de la principale activité économique de la région ! Ils passent la nuit chez un Américain du Nord qui exploite un four à chaux. Bel exemple de l'explication fournie précédemment. Le sol doit contenir également quelques poches de « gaz de schiste » bloquées dans cette structure géologique, puisque l'exploitation d'un four à chaux local provoqua une impressionnante combustion incontrôlée. Mais à cette époque, point d'exploitation sur les énergies fossiles ; le phénomène exacerba les superstitions locales. Le 20 novembre au matin, Darwin part à cheval jusqu'à Punta Gorda à la recherche de traces de Jaguars. De nombreux indices jalonnent sa randonnée : empruntes, grattoirs sur des troncs d'arbres rainurés par leurs griffes. Mais au final, pas d'observations visuelles.

Au soir, Darwin et son guide chevauchent sur la route de Mercedes (Capilla Nueva). Le pays est couvert de forêts d'acacias, qui poussent entre les cours d'eau et méandres des rios. Le soir, ils demandent la permission de coucher dans une estancia croisée en chemin. Elle se situe au cœur d'un vaste domaine de 233 km². Son propriétaire vit à Buenos-Aires, et son neveu se charge de l'intendance. Avec lui se trouve un capitaine de l'armée argentine qui a fui la capitale suite au coup d'état rosiste. Darwin s'amuse de leur ignorance en sciences naturelles ; ses descriptions de l'élevage du bétail en enclos tel qu'il se pratique en Angleterre les étonne vivement. Comme toujours entre jeunes gens, la discussion tourne finalement autour des femmes ; une anecdote que livra aussi Darwin dans son Voyage autour du Monde :


Le capitaine me dit enfin qu’il a une question à me faire, mais une question fort importante, à laquelle il me demande avec instance de répondre en toute vérité. Je tremblai presque à l’idée de la profondeur scientifique qu’allait avoir cette question ; on en jugera, la voici : « Les femmes de Buenos-Ayres ne sont-elles pas les plus belles femmes qui soient au monde ? » Je lui répondis en véritable renégat : « Certainement oui. » Il ajouta : « J’ai une autre question à vous faire : Y a-t-il dans une autre partie du monde des femmes qui portent des peignes aussi grands que ceux qu’elles portent ? » Je lui affirmai solennellement que je n’en avais jamais rencontré. Ils étaient enchantés. Le capitaine s’écria : « Voyez ! un homme qui a vu la moitié du monde nous affirme qu’il en est ainsi ; nous l’avions toujours pensé, mais actuellement nous en sommes sûrs. »

Charles Darwin, Voyage d'un Naturaliste autour du Monde (1839)


Il n'y a de parole plus galante et plus flatteuse que celle d'un authentique gentleman anglais. Surtout lorsqu'elle va dans le sens attendu par son auditoire. Diplomate, notre jeune Charles !




Commentaires

Articles les plus consultés en ce moment :

[1834] Coup fatal sur un Renard !

[1834] Voguer jusqu'à l'archipel Chronos

[1832] Darwin et les crevettes pélagiques