[1833] Les peintures corporelles des Fuégiens

Durant ses séjours en Terre de Feu, Darwin s'intéressa aussi à l’ethnologie des peuples fuégiens. Certes, ses commentaires et prises de notes parfois maladroites peuvent sembler racistes pour les lecteurs contemporains. Mais ne perdons pas de vue que qu'au début du XIXème siècle, il est d'usage de classer les civilisations selon une échelle ascendante partant de l'état le plus sauvage jusqu'à la civilisation européenne. Malgré ce racisme civilisationnel, Darwin s'efforça tout comme le Capitaine FitzRoy de décrire avec la plus grande minutie les coutumes et modes de vie des amérindiens de la Terre de Feu. Au cours du mois de janvier 1833, dans ses Notes Zoologiques, il prend même le temps de se questionner plus en détails sur les peintures corporelles des Yaghans avec lesquels l'équipage du HMS Beagle est alors en contact.

Le choix de ce carnet peut sembler étrange. Classer les peintures corporelles entre deux notes mycologiques et entomologiques apparaît surprenant ! Après tout, puisque Darwin s'intéresse ensuite à l'origine minérale des pigments employés, pourquoi ne pas le rapporter dans ses Notes géologiques ? Mais ce choix témoigne d'une certaine hésitation de Darwin à cataloguer ses observations. Pour bien faire, au cours de son voyage, il lui aurait fallu ouvrir un carnet de Notes ethnologiques ! Et d'une certaine manière, ce rôle fut tenu par son Journal de Bord. Mais bien que l'ethnologie est alors considérée comme une discipline académique depuis quelques décennies, rappelons que le terme « ethnologia » fut proposé cinquante ans plus tôt, en 1783, par l'historien Adam František Kollár. Darwin, issu d'une double formation en théologie et sciences naturelles, n'eut certainement pas occasion de s'intéresser au sujet. D'ailleurs, il semblerait qu'il n'ait jamais possédé le moindre ouvrage de cet historien slovène dans sa bibliothèque ! Aussi c'est en « ethnologue qui s'ignore » que Darwin étudia, bien maladroitement parfois, les peuples fuégiens durant son Voyage.


Des Selk'nams avec leurs masques rituels (photographies, années 1910)

Dans ses Notes zoologiques, Darwin fait la description suivante : « Les Fuégiens se peignent le visage, le corps et les cheveux avec du blanc, du rouge et du noir, en différentes quantités et en différentes figures ». Les Fuégiens s'enduisaient le corps de graisse animale pour maintenir la chaleur corporelle, tandis que les différentes couleurs de peinture leur servaient de moyen de communication non verbale. Le rouge indiquait des relations pacifiques (« nous venons en paix ») tandis que le blanc était utilisé pour les conflits. Le noir était utilisé pour le deuil et la mort. Les peintures corporelles étaient également utilisées pour les rituels spirituels et, dans la culture voisine Selk'nam, pour les rituels de virilité.

Darwin s'intéresse quant à lui aux pigments utilisés pour préparer ces peintures corporelles : « Le rouge est l'oxyde de fer et est préparé en étant recueilli près des ruisseaux, séché et brûlé. Le blanc est d'une nature plus curieuse - dans l'état prêt à l'emploi, il a une gravité spécifique très faible. - Il est recueilli sous l'eau, transformé en boules (comme l'a exprimé J. Button, « tout comme les œufs d'autruche ») et brûlé : il n'a pas fait d'effervescence avec les acides. - Et avec un peu de cobalt, il a donné un bleu permanent. - Je suppose donc que c'est de l'alumine presque pure. - On le trouve dans la montagne d'ardoise, j'imagine à partir de la décomposition des couches de roche feldspathique. - Je n'ai pas obtenu le noir : le noir n'est, je crois, que du charbon de bois et de l'huile ».

Les Fuégiens avaient également coutume d'arborer des masques pour incarner des esprits puissants, ces personnages jouaient un rôle important lors des rites d'initiation. Portés par des membres de la loge des hommes déjà initiés, ils apparaissaient aux novices comme des manifestations d'esprits effrayants. Les futurs initiés devaient combattre ces esprits et les démasquer pour apprendre la vérité, puis les aînés leur transmettaient l'histoire de la création du monde et l'origine de ces masques. Le père Martin Gusinde effectua plusieurs voyages d'études auprès des Fuegiens entre 1918 et 1924. Il publia, au terme de ces séjours, une œuvre complète sur les peuples de la Terre de Feu. Selon la mythologie des Selk'nams, il rapporte le mythe du dieu solaire Kren (ou Kran, Krren). Kren avait une épouse, Kre, la déesse de la Lune. A cette époque lointaine, la société des Selk'nams était matriarcale et les jeunes femmes appuyaient leur position sociale lors de la cérémonie de Hain. Elles se faisaient passer durant cette cérémonie pour des esprits des mondes souterrains afin d'effrayer les hommes et de leurs soumettre à leur autorité. Un jour, le subterfuge fut découvert et Kren, furieux de la révélation, jeta sa femme Kre dans les flammes. Depuis, la Lune a des tâches visibles depuis la terre. Kren ordonna ensuite que le secret du Hain soit révélé à tous les ancêtres des Selk'nams; après quoi seuls les initiés furent épargnés. Même Tamtam, la fille de Kren, fut sacrifiée. Ainsi s'acheva l'époque du matriarcat; et depuis lors, les hommes sont initiés l'âge venu à la cérémonie de Hain.

Les Fuégiens subirent un génocide au cours des XIXème et XXème siècles ; ils disparurent au milieu du siècle passé. Leurs langages, ainsi que leur culture, sont aujourd'hui perdues. Et les témoignages écrits du Capitaine FitzRoy et de Charles Darwin figurent parmi les derniers documents ethnologiques dont nous disposons désormais.

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