[1835] A la rencontre de la Loutre marine

En janvier 1835 dans l'archipel Chonos, Darwin capture et naturalise un spécimen de loutre qu'il décrit alors comme très commune sur ces côtes. L'individu fut ensuite décrit comme la Loutre du Chili (Lutra chilensis) par George Robert Waterhouse (Zoologie du voyage du H.M.S. Beagle (1839), 2:22-4). Si les fameuses loutres marines ou d'Amazonie des documentaires du Commandant Cousteau ont marqué l'image que je me fais de ces Mustélidés américains, cette anecdote du Voyage de Darwin est l'occasion de déconstruire quelque peu mes croyances sur les loutres américaines. Car nous sommes ici en présence d'une belle énigme de systématique, dont les contours émergent un peu plus clairement depuis seulement une vingtaine d'années !


Lontra felina, gravure de Jacques Christophe Werner (1848)


Non, ne croyez pas que notre bonne vieille Loutre d'Europe (Lutra lutra) soit le seule représentante de son genre ! Rien que pour ce taxon, elle compte 10 cousines différentes, espèces actuelles ou éteintes. Et comme si cela ne suffisait pas, toutes les loutres ne font pas partie du même genre ! La sous-famille des Lutrinae compte au total pas moins de 4 tribus (dont une éteinte) pour un total de 24 genres différents (pour 18 genres éteints) ! De quoi dérouter de premier abord. Aussi lorsque Darwin se contente de signaler la présence de « loutres » dans son Journal de Bord, nous ne pouvons que nous interroger sur l'espèce exacte !

En tout, Darwin rapporta deux spécimens différents de loutres naturalisées, Lutra platensis (Waterhouse, 1838) capturée dans le Rio de la Plata, et Lutra chilensis (Kerr, 1792) dans l'archipel Chonos. Il ne vous aura pas échappé que la première était une toute nouvelle espèce, puisque Waterhouse la décrivit à partir du spécimen rapporté par Darwin. Quant à notre loutre chilienne, elle était déjà connue des naturalistes depuis la fin du XVIIIème. Enfin, les deux spécimens comme la plupart des autres loutres alors connues étaient classées dans le genre Lutra sp. Pour autant, ces deux noms scientifiques ne renvoient à aucune espèce aujourd'hui ! Et pour cause, la taxonomie des loutres a beaucoup évolué depuis l'époque de Darwin.

Ces deux loutres tout d'abord un point commun : elles ont changé de genre ! En effet, elles sont toujours membres de la tribu des Lutrini, mais ont rejoint le genre Lontra sp. qui regroupe des espèces américaines. De plus, les plus récentes recherches en phylogénie moléculaire ont tendance à donner une origine asiatique aux loutres américaines ; le genre Lontra sp. partagerait ainsi un ancêtre commun avec le genre Aonyx sp. Refermons ensuite la parenthèse de la Loutre de la Plata, désormais Lontra longicaudis, et qui collectionne une belle série de noms vernaculaires selon ses sous-espèces et habitats ! Enfin, revenons uniquement à notre fameuse loutre chilienne. Son nom scientifique est désormais Lontra felina ou Loutre marine. Or nous aborderons une confusion assez fréquente, liée à la popularité de deux autres loutres : la loutre de rivière (Lontra canadensis) qui vit aussi dans les eaux côtières d'Amérique du Nord ; et la Loutre de mer (Enhydra lutris), que l'on ne présente plus tant elle est une star photogénique. Lontra felina quant à elle demeure une loutre assez rare de nos jours, qui se limite aux côtes péruviennes et chiliennes. Et pour éviter toute confusion, le nom vernaculaire de « Loutre du Chili » fait désormais référence à une toute autre espèce, Lontra provocax, inféodée aux rivières de Patagonie chilienne et argentine.

Aujourd'hui, Lontra felina est d'ailleurs classée en danger d'extinction (EN) par l'UICN. Cette espèce piscivore a été tout autant chassée pour sa fourrure qu'en raison de sa compétition avec les pêcheurs locaux. Darwin se faisait d'ailleurs dans son Journal de Bord le témoin de ces menaces : « plusieurs petites loutres de mer, dont la fourrure est si hautement appréciée » ; « Les Chilotes espéraient prendre du poisson et le très grand nombre de loutres de mer indique ce qui s'est passé ». Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi, en l'espace de deux siècles, l'espèce est passée d'abondante à rare dans son propre habitat. Une fois encore, Darwin se fait le témoin d'une richesse spécifique aujourd'hui lourdement menacée ...

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