[1832] A l'ascension du Corcovado, symbole brésilien des horreurs de l'esclavage

Impossible de rater le Corcovado pour le voyageur arrivant à Rio de Janeiro ! Ce pic granitique, culminant à 710 mètres d'altitude et sur lequel se dresse l'impressionnante statue du Christ Rédempteur (1931), fut dès le XIXème siècle déjà un paysage tropical popularisé par les gravures d'époque. Aussi Darwin, dont la résidence brésilienne de Botafogo se situe trois kilomètres en contrebas du pic vertigineux, ne pouvait qu'être tenté par l'ascension du célèbre sommet.

Le 25 mai 1832, il se lance donc dans cette excursion, accompagné de l'artiste-peintre Augustus Earle et de Derbyshire, le sous-lieutenant récemment déchargé à sa demande de ses fonctions à bord du HMS Beagle. L'excursion leur prend la journée entière. Un petit chemin quitte Botafogo et longe l'aqueduc qui alimente Rio en eau potable, puis serpente patiemment jusqu'au sommet du dôme granitique.

L'ascension ne nécessite pas de compétences en alpinisme, Darwin note dans son Journal de Bord qu'elle ne relève pas de difficultés particulières. La piste semble assez fréquentée pour l'époque, et le chemin est agréablement bordé par une végétation tropicale luxuriante. Les cours d'eau sont nombreux, bordés de fougères arborescentes. Darwin en profite pour les admirer chemin faisant. Lorsqu'enfin le sommet est atteint, la vue est à couper le souffle. Augustus Earle en témoigne dans ses œuvres, lui qui avait déjà réalisée en 1822 une aquarelle du panorama republiée dans les Narratives du voyage par FitzRoy en 1839.

Cette première ascension est des plus concluantes, et Darwin remarque rapidement que l'altitude du Corcovado est à l'époque assez méconnue ! Il décide de retourner au sommet le 30 mai 1832, seulement accompagné de Derbyshire. Cette fois-ci, il a pris avec lui un baromètre de montagne et mesure l'altitude de 2226 pieds (678,18 mètres). Dans une annotation tardive, il corrigea cette valeur à 2330 pieds (710,18 mètres).

Si ce site pittoresque est donc bien connu des Européens dès le début du XIXème siècle, sa fréquentation va augmenter dès lors que l'activité économique de Rio se développe. Dans les années 1880-90, le Corcovado se dresse toujours au-dessus de son écrin de forêt tropicale. Début des années 1920, il existe même au sommet un petit belvédère aménagé, preuve de l'attrait touristique pour l'ascension de cet impressionnant dôme granitique. De nos jours, le site naturel est inclus dans le Parc National de la forêt de Tijuca. Mais le Corcovado devint mondialement célèbre lorsque la célèbre statue du Christ Rédempteur fut érigée. Inaugurée en 1931, cette statue de béton et de stéatite d'une hauteur de 30 mètres symbolise le Brésil dans l'imagination de nos contemporains. Sa fréquentation est à l'image de sa notoriété populaire : elle attire jusqu'à 600 000 visiteurs par an !

Pour autant, le Corcovado n'a pas si bonne réputation en 1832. Il fut quelques années auparavant la scène de suicide d'une jeune femme. Geste romantique désespéré ? Darwin se contente juste de relever l'anecdote. Car pour lui, la véritable réputation noire du Corcovado est liée à l'esclavage. Chemin faisant le 30 mai, lui et Derbyshire croisent des chasseurs d'esclaves fugitifs. Le jeune Charles décrit avec dégoût ces personnages patibulaires, qui touchent une prime pour chaque esclave capturé mort ou vif. On raconte alors qu'un esclave échappé des plantations de M. Lennon à Macaé avait trouvé refuge à Corcovado pendant deux ans et demi, se cachant dans une grotte et vivant des ressources de la jungle. Le récit de cet évadé épris de liberté séduit considérablement l'esprit abolitionniste du jeune Darwin.

A nouveau, il en profite pour dénoncer les préjugés esclavagistes des propriétaires brésiliens, pour qui cette anecdote souligne la nonchalance et le refus de travailler de tout esclave en fuite ou affranchi. Comment prendre au sérieux ces arguments anti-abolitionnistes, qui ne font que justifier le traitement effroyable que subissent ces esclaves dans leurs plantations ? Mais hélas, ce discours trouve oreille attentive auprès des autorités anglaises ! Car si l'Angleterre est alors engagée dans la lutte maritime contre la traite illégale des Noirs, tout esclave ainsi capturé en mer n'en reste pas moins loué pour sept ans à divers commerçants brésiliens. L'excuse d'une « allergie au travail » n'est qu'un méprisable mensonge pour dédommager discrètement les riches propriétaires d'esclaves, et dans son Journal de Bord Darwin n'en est pas dupe. Plus qu'un simple roc granitique, le jeune homme abolitionniste fait du Corcovado le symbole du travail forcé des esclaves brésiliens.


L'ascension du Corcovado (1822), par Augustus Earle


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