Darwin et le Voyage du Commodore Anson

Le 22 mai 1832, Darwin note dans son Journal de Bord : « Je viens de finir le voyage d'Anson. Le plaisir que j'éprouve à lire de tels ouvrages est au moins triplé par le fait que je m'attends à voir certains des lieux décrits et que j'ai quelques connaissances de la mer ». Il fait alors référence au "Voyage autour du monde" de George Anson, ouvrage fort célèbre au XIXème siècle qui relate la téméraire expédition autour du Monde que réalisa l'escadre placée sous les ordres du Commodore entre 1740 et 1744.

Cet épisode aujourd'hui oublié de nos contemporains se déroule durant la fameuse Guerre de l'oreille de Jenkins (1739-1748). Ce conflit hispano-britannique débute par l'improbable casus belli de l'oreille du capitaine contrebandier anglais Jenkins, qu'un capitaine de vaisseau espagnol lui trancha. Ce prétexte dérisoire n'est qu'une excuse pour intervenir militairement face aux tensions commerciales entre la Grande-Bretagne et l'Empire espagnol au lendemain de la Guerre de Succession d'Espagne. Le théâtre d'opération de ce conflit se déroula principalement dans la mer des Caraïbes. Et si cette guerre se solda par un statu quo ante bellum, elle fut particulièrement meurtrière et coûta cher en ressources et équipages à la Royal Navy. L'épisode majeur de ce conflit fut le siège de Carthagène (Colombie), en 1741. Un fiasco anglais : 50 navires perdus, et 18.000 marins et soldats morts aussi bien sous le feu ennemi que de la fièvre jaune.

L'expédition menée par le Commodore Anson fut bien plus modeste que la puissante flotte de l'amiral Vernon voguant vers Carthagène, mais elle connut bien plus de succès. Elle se composait de huit navires. Six bateaux de guerre (un vaisseau de ligne, quatre frégates, et un sloop) ainsi que deux navires marchands. Sa mission consistait à franchir le cap Horn et harceler les possessions espagnoles de la côte pacifique d'Amérique. Puis d'aventure, Anson finit par réaliser une circumnavigation (tour du monde). La liste incroyablement longue des péripéties de l'escadre ne tiendrait pas en un seul billet. Les pertes furent cependant effroyables. Sur les quelques 2000 hommes embarqués dans l'expédition, seulement 188 revirent l'Angleterre.

A son retour quatre ans après son départ de Plymouth, le Commodore Anson fut cependant célébré triomphalement. Les navires arrivés à quai rapportèrent 32 charrettes remplies de butin espagnol, que l'on fit défiler en procession dans les rues de Londres. Le roi George II reçut le Commodore Anson, qui connut par la suite une glorieuse et célèbre carrière. C'est lui qui pansa en grande partie les blessures d'une Royal Navy exsangue par le statu quo au terme de ce conflit. Il la modernisa sensiblement, améliorant aussi bien le sort des officiers que des matelots. On lui doit également la création en 1755 du corps des Royal Marines. Sa gloire était telle qu'il fut comparé à l'illustre Francis Drake ! Même Jean-Jacques Rousseau utilisa l'expédition Anson comme ressort d'intrigue pour sa Nouvelle Héloïse (1761).

Le récit de l'expédition trônant dans la bibliothèque du HMS Beagle et que Darwin lut avec délectation durant son escale brésilienne à Rio de Janeiro correspond certainement à la version officielle publiée sous la direction de Richard Walter en 1748. Le texte connut alors un très vif succès éditorial, et fut même traduit en français dès 1749. Ce best-seller, tout à la gloire du Commodore Anson, fait aussi la part belle aux récits naturalistes et descriptions de paysages pittoresques. Tout ce qu'il fallait pour enflammer l'imagination de notre jeune Charles Darwin.

Darwin put également lire dans cet ouvrage un passage consacré à l'île de Juan Fernandez et son singulier écosystème. Un témoignage riche d'enseignement sur les pressions sélectives qui s'y exercèrent entre proies et prédateurs. De nombreuses chèvres avaient été introduites sur ce territoire ultramarin afin de ravitailler boucaniers et flibustiers anglais en chair fraiche. Mais les Espagnols, instruits de cet usage, libérèrent des chiens sur l'île pour détruire cette ressource. Fort rapidement, les molosses prédatèrent les chèvres sur toutes les parties accessibles de l'île, sauf les plus agiles qui s'étaient réfugiées sur les massifs rocheux. C'est là un exemple intéressant de pression sélective, puisque seuls les individus capables de survivre parmi les rochers et précipices échappèrent aux molosses affamés. De toute évidence cette lecture eut forcément son petit effet sur Darwin et contribua, comme beaucoup d'autres éléments, à l'élaboration de sa vision évolutionniste du Vivant.

Cette anecdote des chèvres de l'île de Juan Fernandez inspira aussi au pasteur pré-malthusien Joseph Townsend dans "A Dissertation on Poor Laws" (1786) l'idée de "lois de la nature" que les plus forts imposent aux plus faibles. Il n'en fallait pas plus pour que certains auteurs - comme l'historien des sciences André Pichot - supposent que Darwin aurait pu puiser chez Malthus citant Townsend son idée d'une sélection naturelle. Mais il n'en fut rien, car Darwin eut tout simplement connaissance de l'île de Juan Fernandez par une autre source que Townsend. En effet, le pasteur Townsend se réfère non pas au récit de l'expédition du Commodore Anson mais aux écrits du corsaire anglais William Dampier (1651-1715). A la différence notable que la même anecdote des chèvres de l'île de Juan Fernande est rapportée dans le récit de l'expédition du Commodore Anson avec bien plus de détails que sous les plumes de Dampier puis de Townsend. 

Or Malthus cite pour sa part les écrits de Townsend. De plus, les dates sont formelles : ce n'est pas non plus d'abord par ces auteurs que Darwin aurait pu prendre connaissance des fameuses chèvres de l'île de Juan Fernandez. En effet, Darwin lut le récit du voyage du Commodore Ansen au printemps 1832. Puis le 6 juin 1836, alors que s'achève le Voyage du Beagle, Darwin fait allusion dans son Journal de Bord au "Nouveau Voyage autour du Monde" (1697) de William Dampier, ouvrage qui était embarqué dans la bibliothèque du Beagle. Quant au texte de Townsend, il en eut connaissance deux ans plus tard en lisant l'œuvre de Malthus fin 1838. Il est vrai que Darwin parcourut son "Essai sur le principe de population" avec beaucoup plus de sérieux qu'il ne le fait croire dans son Autobiographie. Mais en déduire que l'inspiration de l'Origine des Espèces lui vint uniquement de l'anecdote des chèvres de l'île de Juan Fernandez, et qui plus ait que l'anecdote lui fut révélée sous les plume de Malthus ou de Townsend, n'en reste pas moins mensonger. Cela revient à ignorer littéralement la fascination de Darwin au cours sa lecture du récit de voyage du Commodore Ansen ! La thèse d'une source d'inspiration malthusienne de la sélection naturelle est décidément une lecture bien malhabile de la biographie de Darwin.

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