Darwin et les Coléoptères

Darwin avait une passion dévorante pour les Coléoptères. Au point même d'en lasser son entourage ! Et il faut bien reconnaître qu'en la matière, Charles ne faisait pas dans la démesure. Initié à la collection de Coléoptères par son cousin William Darwin Fox, alors que tous deux étaient étudiants au Christ's College, à l'Université de Cambridge, Darwin fut rapidement un « mordu ». Son cousin acheva ses études de théologie pour devenir un ministre du culte anglican, mais demeura un naturaliste passionné. Darwin, quant à lui, obtint son diplôme de théologie, mais se tourna plutôt vers les sciences naturelles. Pour autant, les deux cousins continuèrent d'échanger pendant des années autour de leur passion commune.

Darwin et son cousin William Fox consacrèrent de nombreuses heures de temps libre à collecter des spécimens rares, ç'en était presque devenu une compétition entre eux. Pour autant, les deux jeunes gens n'étaient pas « cocheurs » acharnés d'espèces rares. William s'intéressait tout autant à l'identification d'insectes qu'à la faune et la flore qui constituaient le paysage de leurs prospections (Beutel & Schneeberg, 2010). La grande culture naturaliste de ce cousin inspira certainement une démarche d'écologue avant l'heure au jeune Darwin. Lorsqu'ils étaient séparés par les vacances universitaires, les deux cousins remplissaient leurs correspondances de récits de Coléoptères. Leur passion dévorante fut rapidement remarquée par leurs camarades de classe. C'est ainsi que le futur archéologue et camarade de classe Albert Way caricatura Darwin chevauchant un de ses Coléoptères, légendant son dessin d'un d'un amical "Go it Charlie !"



Une anecdote amusante témoigne de la passion obsessionnelle de Darwin pour ses chers Coléoptères. Un jour qu'il était encore étudiant, Darwin collectait des Coléoptères lorsqu'il tomba sur des espèces rares. Ne disposant d'aucune boîte pour les capturer et craignant de les écraser dans ses poches, il se résolut à les garder dans sa bouche, imitant ainsi une astuce de collectionneurs d'œufs. Mais un des spécimens n'était autre qu'un Bombardier ! Or ce groupe de Coléoptères est bien connu des entomologistes pour projeter un jet de substances corrosives sur ses prédateurs. Et voilà la gorge de notre jeune naturaliste brûlée par un jet d'hydroquinone et de peroxyde d'hydrogène du Coléoptère ! Résultat, Darwin s'empressa de cracher, et perdit ainsi ses précieux spécimens.

Cette obsession dévorante contribua certainement à diagnostiquer de manière post-mortem un trouble du spectre autistique chez Darwin, ou syndrome d'Asperger. Il faut dire que sa passion dépassait de loin ses priorités sociales, voire même amoureuses. Fanny Owen, le premier flirt de Darwin, en fut particulièrement jalouse. « Je m'attendais à vous voir, mais je suppose que de chers petits coléoptères, à Cambridge ou à Londres, vous ont tenu à l'écart » lui écrivit-elle dans lettre datée du 27 janvier 1830.

Collectionneur accompli et taxonomiste de Coléoptères à ses heures perdues, Darwin lut avec attention le fameux « The entomologist's useful compendium » de George Samouelle (1819), co-fondateur du Club d'Entomologie britannique (1826). Pour autant, Darwin ne se contenta pas d'accumuler la plus grande collection possible d'insectes. Il cherchait avant tout à relier l'espèce à son écosystème tout en perfectionnant ses méthodes de collecte. Comme nous l'avons vu précédemment, cette démarche lui fut aussi inspirée par William Fox. Mais ce cher cousin ne se limita pas à transmettre chez Darwin la passion des Coléoptères. Ce fut également lui qui l'introduisit dans le salon du Pr. Henslow. Cet enseignant de Cambridge avait constitué autour de lui un petit groupe informel d'étudiants naturalistes qui se rendaient chaque semaine à son domicile pour écouter ses conférences privées. La rencontre entre Darwin et le Pr. Henslow devait être décisive pour l'avenir du jeune homme comme des Sciences. En conclusion, Darwin n'était pas un simple "collectionneur fou" d'insectes comme un certain nombre de gentlemen de son époque, mais il procédait déjà comme un systématicien et un écologue. C'est probablement pour cela que le Pr. Henslow le remarqua.

Parmi les livres qu'il consulta lors de ses études à l'Université d'Edimbourg figure le « Système des Animaux sans Vertèbres » (1801) de Lamarck. Ce livre de taxonomie précède le fameux « Histoire naturelle des animaux sans vertèbres » (1815-1822) auquel Darwin eut accès dans la bibliothèque du HMS Beagle. Les deux ouvrages contribuèrent certainement à la réflexion du jeune naturaliste sur l'évolution des espèces vivantes. Durant le Second Voyage du Beagle (1831-1836), Darwin fut tout autant impressionné par la grande diversité de Coléoptères tropicaux. « Mes collections se déroulent admirablement dans presque toutes les branches. quant aux insectes, j'espère que j'enverrai une foule d'espèces non décrites en Angleterre.— Je crois qu'ils n'en ont pas de petites dans les collections, et ici ce matin j'ai pris des minutes Hydropori, Noterus Colymbetes, Hydrophilus, Hydrobius, Gyrinus, Heterocerus Parnus, Helophorus Hygrotius, Hyphidrus, Berosus &c &c, comme spécimen de coléoptères d'eau douce » Correspondance de Darwin au Pr. Hewslow, 18 mai 1832.

Les détails de ses découvertes entomologiques révèlent à nouveau de son attraît pour l'écologie des espèces : « Je collectionne maintenant des animaux d'eau douce et terrestres : si ce qu'on m'a dit à Londres est vrai, à savoir qu'il n'y a pas de petits insectes dans les collections des tropiques. - Je dis aux entomologistes de faire attention et qu'ils soient prêts à prendre note. - J'ai pris, aussi petit(sinon plus) qu'en Angleterre, des Hydropornii, Hygroti, Hydrobii, Pselaphi, Staphylini, Curculio, insectes Bombardiers, etc.- Il est extrêmement intéressant d'observer les différences des genres et d'espèces par rapport à ceux que je connaissais déjà. Il y en a cependant beaucoup moins que que j'espérais, je me penche actuellement sur des araignées rouge-vives, elles sont très intéressantes, et si je ne me trompe, j'ai déjà capturé de nouveaux genres.— J'aurai prochainement de quoi adresser à Cambridge une grande boîte, et avec cela, je mentionnerai quelques détails supplémentaires concernant l'Histoire Naturelle. » Correspondance de Darwin au Pr. Hewslow, 18 mai 1832. Une des réflexions écologiques les plus célèbres de Darwin transparaît déjà dans cette lettre. Darwin tord rapidement le cou à un vieil adage naturaliste de son époque selon lequel les Tropiques n'abritent que de gros spécimens d'insectes. Il poursuit également sa réflexion sur les variations de richesses spécifiques selon les biomes visités. Ainsi note-il que les Carabidae et les Staphylinidae sont plus rares dans les milieux tropicaux que tempérés, à l'inverse des Chrysomelidae. Pour Darwin, ces Coléoptères carnivores sont "remplacés" dans leurs niches écologiques habituelles par des Araignées et guêpes prédatrices.

Certaines de ces observations demeurent des épisodes importants de son Voyage. Le 1er mai 1832, il se concentra sur les Gyrinidae, famille de Coléoptères d'eaux douces sont connus sous les noms de gyrins ou tourniquets. Plus tard, alors que le Beagle se trouve à 17 miles au large de Cap Corrientes, le long de la côte pacifique du Mexique, il s'étonna de capturer un grand nombre de Carabidae, Chrysomelidae et Scarabaeidae (Coléoptères terrestres) ainsi que de Dytiscidae et Hydrophilidae (Coléoptères aquatiques), flottant apparemment indemnes sur l'eau de mer. Sans aucun doute, il s'agissait là de spécimens arrachés à la côte par le vent. Aux Galapagos, Darwin collecta 25 espèces de Coléoptères appartenant à 17 familles différentes. Certains spécimens appartiennent même à de nouveaux genres, dont certains sont désormais connus pour avoir connu un important rayonnement radiatif. A tel point que les biologistes parlent même de Ténébrions de Darwin, en référence aux fameux Pinsons de Darwin.

Pour autant, les Coléoptères prirent une place moindre dans ses recherches scientifiques postérieures. Bien que la taxonomie des Hexapodes l'intéressa de près, il ne consacra pas de nouvelle systématique ni pour ce sous-embranchement, ni pour l'ordre des Coléoptères. Il leur préféra l'imposant travail qu'il accorda aux Crustacés appartenant à l'infra-classe des Cirripèdes. Dans la sixième édition de L'Origine des Espèces, il discute de l'embryogénèse des insectes par l'exemple de stades larvaires de Coléoptères parasites. Dans la Filiation de l'Homme, les Coléoptères y sont abordés uniquement comme exemples de dimorphismes liés aux caractères sexuels secondaires.


Illustration des caractères sexuels secondaires chez des Coléoptères publiée dans la Filiation de l'Homme (1871)


De nos jours, les entomologistes estiment que l'ordre des Coléoptères compte au moins 360.000 espèces différentes. Ce taxon prolifique serait apparu au Carbonifère, et connut une radiation évolutive au cours du Mésozoïque. Une des hypothèses proposées suppose l'interaction profitable entre ces insectes et l'apparition de leurs plantes-hôtes Angiospermes au cours du Crétacé. Tout comme le rapporta Darwin, les biomes tropicaux foisonnent d'espèces chitineuses. Les expéditions naturalistes récentes ont largement confirmé cette observation en consignant l'extraordinaire abondance et richesse spécifique de ces écosystèmes tropicaux. En 1982, l'entomologiste Terry Erwin procéda dans les forêts tropicales à l'examen complet de l'entomofaune d'un arbre-hôte, Luehea seemannii. Diffusant un insecticide à action rapide sur 19 arbres sélectionnés, il collecta plus de 1200 espèces différentes d'Insectes, dont 950 rien que pour l'ordre des Coléoptères !

L'Histoire des Sciences Naturelles nous confirme l'attraît scientifique porté à ces insectes dès l'Antiquité. Aristote ne manqua pas de les décrire dans son « Histoire des animaux » (-343 av J.-C.). De nos jours, les collections entomologiques de Darwin sont conservées à l'Université de Cambridge. Un précieux héritage pour la Science, témoignant du formidable travail entomologique de Darwin. La communauté scientifique a rendu hommage à de nombreuses reprises au grand naturaliste. Et aussi dans le domaine de l'ntomologie. Darwinilus sedarisi est une espèce de Coléoptère décrite 2014 par Stylianos Chatzimanolis pour les 205 ans de la date d'anniversaire de Charles Darwin. Lors de son séjour à Bahia Blanca en septembre 1832 (Argentine), Darwin récolta un spécimen coloré (n°708) qu'il conserva précieusement. Hélas, il fut égaré par le Musée d'Histoire Naturelle de Londres et resta longtemps introuvable. De manière fortuite, ce spécimen furent redécouvert dans les collections en 2008. L'entomologiste Chatzimanolis eut accès à ce précieux Coléoptère et rédigea à partir de cet holotype une description de l'espèce. Son article parut en 2014 dans la revue ZooKeys. Hélas, l'artificialisation des habitats naturels a probablement dévasté son habitat naturel. La destruction et l'artificialisation des milieux ont eu certainement raison du magnifique Darwinilus sedarisi et l'espèce s'est probablement éteinte depuis sa découverte historique par Darwin, en 1832. Un témoignage supplémentaire de notre impact délétère sur la biodiversité planétaire.

Darwinilus sedarisi



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