[1832] Darwin et la gourmandise des fruits tropicaux

Le 23 mai 1832, Darwin prospecte les alentours de la baie de Botafogo, lieu de sa résidence brésilienne. Il en profite pour visiter des plantations de fruits tropicaux dont il raffole. « Le sol ici étant débarrassé des cactus et buissons, les plantations d'ananas couvrent de nombreux acres. Ils sont cultivés en rangées droites, bien séparés les uns des autres » Charles Darwin, Journal de Bord. L'agronomie faisait partie des centres d'intérêt scientifiques de Darwin, qui se pencha au cours de sa carrière scientifique aussi bien sur les bases de la sélection variétale en agriculture que sur la formation du sol. De plus, Darwin adorait les fruits tropicaux et méditerranéens. Dans son Journal de Bord, il relate avec délice les oranges, noix de coco, bananes ou ananas qu'il dévora avec gourmandise durant les étapes tropicales de son voyage autour du monde. A une époque où le transport réfrigéré de denrées alimentaires n'existe pas encore, les fruits tropicaux représentaient un luxe exotique pour Darwin. Et pourtant, l'ananas ne lui est pas inconnu, loin de là. Il faut dire que cette Broméliacée tropicale était au début du XIXème siècle cultivée sous serre en Angleterre. Une prouesse agronomique que les Anglais devaient alors aux Hollandais.

La culture de l'ananas ne lui est donc pas étrangère, comme il le remarque dans ses notes de voyage. « C'est ainsi que ce fruit soigné avec tant de soin en Angleterre occupe ici une terre qui, pour toutes autres fins, est entièrement stérile et improductive » Charles Darwin, Journal de Bord. Mais pour mieux comprendre sa réflexion, il faut se plonger dans la passionnante histoire de ce fruit tropical. Tout commence lorsque le navigateur Antonio Pigafetta découvrit l'ananas durant l'escale brésilienne du voyage de Magellan (1519-1522). Durant les décennies suivantes, les navigateurs portugais contribuèrent à diffuser ce fruit au gré de leurs voyages jusqu'aux comptoirs, colonies et pays lointains reliés par leurs routes maritimes. Les Hollandais le firent connaître quant à eux sous sa forme confite dans le Vieux Monde. On leur doit également la maîtrise de la culture sous serre de l'ananas. En 1672, il en font présent à Charles II, roi d'Angleterre. Sa ressemblance avec la pomme de pin inspira les Anglais, qui le baptisèrent "pine apple". Un portrait célèbre du monarque le représente devant son jardinier royal, John Rose, lors de la cueillette du premier ananas cultivé en Angleterre.


Charles II se faisant offrir le premier ananas cultivé par son jardinier, John Rose. Tableau de Hendrick Danckerts (1675)

Tentée dès 1702 en France dans les potagers de Versailles, la culture de l'ananas sous serre fut un semi-échec. Délicate à cultiver et jugée trop onéreuse, elle ne séduisit guère les jardiniers. D'autant plus qu'elle se traînait la fâcheuse réputation de rendre les femmes stériles ! La culture reprit au siècle suivant grâce au développement technologique des serres métalliques, mais elle fut rapidement abandonnée face à la concurrence des fruits d'importation. Il faut croire que le commerce par voie maritime était plus rentable que sa culture sous serre ! Côté anglais, sa culture semble plus florissante en ce début du XIXème siècle, puisque Darwin compare les grands champs d'ananas brésiliens si peu exigeants aux bien plus difficiles cultures réalisées sous les serres anglaises.

On a parfois coutume de parler de "faux fruit" pour l'ananas, terme un peu ancien et désormais imprécis en botanique. Car en réalité, l'ananas est un fruit composé, issu de la suture de nombreuses baies stériles, disposées en spirales assimilables aux suites mathématiques de Fibronacci. Ce n'est pas le seul cas botanique de correspondance troublante entre mathématiques et inflorescence (ou fructification). Mais cet exemple exotique dut certainement fasciner notre jeune et gourmand naturaliste. L'ananas donne des fleurs agglutinées sans pédoncules à l'extrémité de la tige, et dont le fleurissement bleuté est éphémère. Mais pour autant, l'espèce sauvage Ananas comosus est autostérile, ce qui complique sa culture. Cette Broméliacée se reproduit donc principalement en formant des rejets, ou bulbilles. Encore plus étonnant, les botanistes supposent que les toutes première populations sauvages de Ananas comosus seraient apparues non loin de l'escale de Darwin à Rio. Décidément, le hasard fait bien les choses.


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