[1832] Darwin in Love - Fanny Owen, premier flirt de Darwin

Le 5 avril 1832, le Beagle est enfin arrivé à Rio de Janeiro. L'équipage reçoit par poste restante leurs premiers courriers après plus de trois mois d'expédition. Voilà de quoi réjouir le cœur de nos braves marins ! Quiconque s'est déjà intéressé au récit de l'expédition La Pérouse se souvient d'ailleurs au combien l'espoir de cette correspondance était intense pour un équipage embarqué dans d'aussi lointains voyages.

Or parmi les courriers reçus à Rio de Janeiro, Darwin attendait très certainement des nouvelles de Fanny Owen (portrait d'origine inconnue ci-contre), son "flirt" de jeunesse qu'il faillit épouser. Le terme de "petite amie" peut sembler inapproprié dans cette première moitié du XIXème siècle, mais il faut bien reconnaître que sa relation avec le personnage de Fanny Owen s'en rapproche le plus. Cette jeune fille d'amis de la famille, que Darwin devait certainement connaître depuis l'enfance, entretenait une relation que nous pourrions qualifier de sentimentale avec le jeune naturaliste. Cet intérêt commun entre les deux jeunes gens commença vers 1828. « Fanny, comme tout le monde le sait, est la personne la plus jolie, la plus fraîche et le plus charmante que possède le Shropshire » Correspondance de Darwin à son cousin William Fox, 24 décembre, 1828.

Fanny Owen était une jeune femme intelligente et passionnée, qui aimait chevaucher dans la nature et partageait avec Darwin une passion commune pour le tir et la chasse. Quand les deux jeunes gens ne se fréquentaient pas en tout bien tout honneur, ils échangeaient une correspondance dans laquelle ils s'attribuaient de petits surnoms affectueux. Mais pour autant, elle ne partageait pas vraiment sin intérêt pour l'histoire naturelle et préférait de loin les loisirs de la bonne société. Pour preuve, lorsqu'en 1828 le jeune Charles Darwin lui offre un papillon Machaon naturalisé dans son cadre, Fanny Owen tarde à le remercier, s'en acquittant à la toute fin d'une lettre tardive, soulignant ainsi qu'elle n'y prêtait que peu d'intérêt :


« Le but de cette note, je trouve que j'ai complètement oublié, mais mieux vaut tard que jamais , c'était pour vous dire à quel point j'étais obligé envers vous pour les livres, et aussi la queue d'hirondelle qui a absolument stupéfié mon esprit faible » Correspondance de Fanny Owen à Charles Darwin, 26 octobre 1828.


Fanny lui passait d'assez mauvaise grâce son obsession pour sa collection de Coléoptères, et se montrait finalement assez exaspérée par les obsessions naturalistes du jeune Darwin. Comme en témoigne une lettre chargée de reproches qu'elle lui adressa alors que Charles avait omis de lui rendre visite durant les vacances de Noël.


« Je m'attendais à vous voir, mais je suppose que de chers petits Coléoptères, à Cambridge ou à Londres, vous ont tenu à l'écart. Je le sais, quand un coléoptère est en jeu, tout autre objet devient dérisoire. Si je vous rapportais la découverte d'un Scrofulum morturorum [Nom d'espèce inventé par F. O. par pur esprit de provocation], peut-être auriez-vous daigné nous rendre visite  ! Comment se porte votre manie, en êtes-vous plus que jamais satisfait ? » Correspondance de Fanny Owen à Charles Darwin, 27 janvier 1830.


Leur flirt demeurait bien entendu contenu dans le cadre moral de l'époque. Mais les deux jeunes gens avaient déjà leurs petite intimité, en quelque sorte, de part les surnoms et jeux badins auxquels ils se livraient dans leur correspondance. Charles était le « Dr. Postillion », Fanny la « Servante de la Forêt Noire ».


« Dr. Postillion, I entreat your acceptance of a leetle Purse which I hope you will condescend to use in remembrance of the Housemaid of the Black Forest — I remain Dr. C. yrs truly Fanny O » Correspondance de Fanny Owen à Charles Darwin, 22 Septembre1831.


Mais alors que la date de départ du HMS Beagle se rapproche, Fanny Owen trahit entre les lignes ses sentiments :


« Je ne puis supporter de penser, mon cher Charles, que nous ne devions pas nous revoir pendant trois si longues années, dites-vous et j'ai entendu dire au début que ce devait être deux - mais que vous vous amuserez, je n'en doute pas - et pour vous rappeler que le moment où vous devrez vous absenter est absurde et égoïste — je ne peux résister à l'envie de vous envoyer un dernier adieu — vous dites quels changements se produiront avant votre retour — et vous espérez que je ne vous aurai pas tout à fait oublié [...] mais où que je sois, quels que soient les changements qui se seront produits, il n'y en aura jamais à mon avis vous concernant - alors mon cher Charles ne parle pas d'oubli ! ! » Correspondance de Fanny Owen à Charles Darwin, 6 octobre 1831.


L'attente d'un retour de son cher Charles étant insupportable pour Fanny, une de ses dernières lettres avant le départ du Beagle est une véritable supplique amoureuse :


« Si vous avez le temps, écrivez-moi mon cher Charles - comme j'aurais aimé que vous n'ayez pas cet horrible goût [passion] des scarabées, vous auriez pu rester aisément avec nous ici, je ne peux pas supporter de me séparer de vous si longtemps - Dieu vous bénisse mon cher Charles, excuse ma stupidité mais crois-moi toujours | Très affectueusement| Fanny Owen » Correspondance de Fanny Owen à Charles Darwin, 2 décembre 1831.


Comment ne pas imaginer un dénouement romantique à cette supplique, Darwin chevauchant éperdument jusqu'à Shrewsbury pour demander la main de sa dulcinée ? Mais point de cavalcade pour se jeter aux pieds de son amoureuse éplorée. Bien qu'il semblerait, selon ses biographes, que Darwin envisageait quelque peu l'idée d'un futur mariage avec Fanny Owen, il n'en formula nulle demande avant son départ. Peut-être bien que, trop absorbé par les préparatifs du voyage et tout à ses rêves naturalistes, il pensait que rien ne changerait avant son retour ?

Aussi la nouvelle dut être particulièrement rude lorsqu'il apprit en ce 5 avril 1832, dans sa correspondance à poste restante au port de Rio de Janeiro, que sa chère Fanny Owen s'était fiancée quelques jours après son départ. C'est sœur Catherine Darwin qui lui apprend la première la nouvelle, dans une lettre datée du 8 janvier 1832.


« Vous serez aussi étonné que Caroline [Darwin] l'était, lorsque Fanny l'a fit sortir de sa chambre pour lui apprendre qu'elle était fiancée à M. Biddulph ; il avait fait sa demande quelques jours auparavant et elle l'avait acceptée au cours d'une promenade secrète, Fanny le rencontrant à Queen's Head. - Vous ne pouvez imaginer à quel point nous étions étonnées, et lorsque Caroline nous l'apprit en nous rendant visite à la maison, et peux ajouter à quel point j'étais affligée » Correspondance de Catherine Darwin à son frère, Charles Darwin, 8 janvier 1832.


L'heureux élu se nomme donc Mr Biddulph, une connaissance des Darwin. C'est un très beau parti, puisque Fanny va ainsi rejoindre le château de Chirk. Le mariage doit avoir lieu en mars 1832. Fanny Owen n'en informa Darwin que le 1er Mars, dans une lettre de rupture qui lui parvint en même temps que son courrier à poste restante, à Rio de Janeiro.


La lettre de rupture de Fanny Owen, adressée à Charles Darwin (1er mars 1832), conservée à la Cambridge University Library.


Darwin's First Love from Darwin Correspondence Project on Vimeo.


Comment réagit Darwin à la lecture de ces nouvelles ? Difficile de savoir exactement. Il semble déçu, trahi peut-être par la fin brutale de cette relation sentimentale dans laquelle il ne s'investissait pourtant guère. Mais pour autant, il accepte de se résigner face à cette nouvelle. « Eh bien, tout cela peut être très agréable pour ceux qui sont concernés mais comme j'aime mieux les femmes célibataires que celles qui sont dans l'état béni, je vote que c'est ennuyeux » écrit-il le jour même à sa sœur Catherine d'un ton presque badin. Mais ne soyons pas dupes. La nouvelle l'affecte tout de même. « Si Fanny n'était peut-être pas à cette époque Mme Biddulph, je dirais pauvre chère Fanny jusqu'à ce que je m'endorme ».

Quant à Fanny Owen, devenue Mme Fanny Biddulph, nous savons qu'elle vécut au château de Chirk avec son époux. Nous ne savons que peu de choses, souvent par la correspondance de Catherine, la sœur de Darwin, sur la vie des Biddulph. Le mariage fut considéré comme une belle réussite sociale, et Fanny aida même son mari à se faire élire député du parti whig. Mais l'ambiance austère du château et sa belle-mère acariâtre pesèrent sur son moral. Fanny regrettait-elle sa rupture ? Peut-être bien, dans certains moments, si l'on en croit l'allusion de Caroline Darwin dans sa correspondance du 1er septembre 1833 :


« Catherine [Emily Catherine Darwin, sœur cadette de Charles] vient de me raconter avec quelle gentillesse et quelle coquetterie Fanny Biddulph vous a demandé après avoir dit : « Charles m’a-t-il complètement oubliée ? » « Est-ce qu’il me mentionne parfois dans ses lettres ? Je n’ai pas du tout oublié notre époque de Postillon et de la Femme de Chambre [Voir signification de ces pseudonymes dans les paragraphes précédents]» . Cath dit qu’elle était belle en disant tout cela – suis-je très immorale en le répétant ? » Correspondance de Caroline Darwin à son frère Charles Darwin, 1er septembre 1833.


Charles Darwin n'eut pour sa part aucune envie ni occasion de revoir Fanny Owen. De retour du voyage à bord du Beagle, il songea à nouveau à se marier et courtisa sa cousine, Emma Wedgwood. Leur union fut célébrée en 1839. La nature de leur correspondance de fiançailles était bien moins fantasque que ses lettres sentimentales adolescentes. Le jeune couple y cultivait un amour profond mais bâti sur de solides bases, toute leur attention portée à la fondation de leur futur foyer familial. Darwin renoua avec ces anciens amis de la famille en 1872-74, lorsque Sarah Owen, la sœur de Fanny, lui rendit visite à Down. Il apprit que Fanny était désormais veuve et nota même l'adresse de Fanny Biddulph à Londres. Nous savons qu'il songea une fois à lui rendre visite, mais il fut accaparé par ses rendez-vous scientifiques avec naturalistes russe et américain..

En réalité, Darwin était parfaitement heureux dans son mariage et n'éprouvait guère la volonté de retrouvailles au crépuscule de sa vie. Il conserva probablement le doux souvenir d'une amourette de jeunesse. Nostalgie, rien de plus à ses yeux, en comparaison du bonheur familial et de la solidité à toute épreuve de l'amour que lui et Emma se portaient mutuellement.


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