[1832] De Rio de Janeiro à Macaé : récit d'un voyage aller et d'un retour (2/4)

Après une bonne nuit de sommeil sur des nattes de paille, il est temps de reprendre la route. Le 9 avril 1832, l'étape du jour va mener la petite compagnie depuis la rive Ouest du Lagon de Maricá jusqu'à Ingetado. Encore une fois, la bourgade n'apparaît pas sur les cartes modernes. Darwin avait la fâcheuse habitude de retranscrire phonétiquement les localités, sans vraiment comprendre l'accent portugais ou espagnol. Et pour cause, cette « Ingetado » (Engenhado) correspond aujourd'hui à Araruama !


Praya Rodriguez - près de Rio de Janeiro (1835), gravure de Johann Moritz Rugendas

L'équipage se met en route avant le lever du soleil. Puis face à l'océan, oblique sur sa gauche pour suivre la voie tracée sur le sable entre le lagon et la mer. Le milieu naturel regorge de biodiversité : Aridéidés (Aigrettes et Hérons ?), plantes grasses halophiles, orchidées épiphytes s'accrochant aux rares arbres rabougris, partout une nature tropicale exubérante s'épanouit, même dans les milieux les plus extrêmes. A mi-étape de la journée, le thermomètre affiche 84°F (28,9°c) et l'équipage fait une halte à Mandetiba pour le déjeuner (dîner chez nos amis anglais). Darwin débute alors une carrière que peu de gens lui connaissent : celui de critique gastronomique de « vêndas » (auberges en portugais) ! Nous apprenons dans son Journal de Bord que celle de Mandetiba nous est chaudement recommandée « Il y a à Mandetiba une très-bonne vênda ; je veux prouver toute ma reconnaissance de l’excellent dîner que j’y ai fait, dîner qui constitue une exception trop rare, hélas ! en décrivant cette vênda comme le type de toutes les auberges du pays » Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde. Mais ce n'est hélas pas la règle, et fort souvent d'après Darwin l'accueil dans ces vêndas laisse à désirer :


« La vênda se trouve toujours au milieu d’une grande cour où l’on attache les chevaux. Notre premier soin en arrivant est de débarrasser nos chevaux de leur bride et de leur selle et de leur donner leur provende. Cela fait, nous nous approchons du senhôr et, le saluant profondément, nous lui demandons d’être assez bon pour nous donner quelque chose à manger. « Tout ce que vous voudrez, monsieur, » répond-il ordinairement. Les quelques premières fois, je m’empressais de remercier intérieurement la Providence qui nous avait conduits auprès d’un homme aussi aimable. Mais, à mesure que la conversation continuait, les choses prenaient une tournure bien moins satisfaisante. « Pourriez-vous nous donner du poisson ? — Oh ! non, monsieur. — De la soupe ? — Non, monsieur. — Du pain ? — Oh ! non, monsieur. — De la viande séchée ? — Oh ! non, monsieur.

« Nous devions nous estimer fort heureux si, après avoir attendu deux heures, nous parvenions à obtenir de la volaille, du riz et de la farinha. Il nous fallait même souvent tuer à coups de pierre les poules qui devaient servir à notre souper. Alors que, absolument épuisés par la faim et par la fatigue, nous nous hasardions à dire timidement que nous serions fort heureux si le repas était prêt, l’hôte nous répondait orgueilleusement, et malheureusement c’est ce qu’il y avait de plus vrai dans ses réponses : « Le repas sera prêt quand il sera prêt, » Si nous avions osé nous plaindre, ou même insister, on nous aurait dit que nous étions des impertinents et on nous aurait priés de continuer notre chemin. Les aubergistes sont fort peu gracieux, souvent même fort grossiers ; leurs maisons et leurs personnes sont la plupart du temps horriblement sales ; on ne trouve dans leurs auberges ni couteaux, ni fourchettes, ni cuillers, et je suis convaincu qu’il serait difficile de trouver en Angleterre un cottage, si pauvre qu’il soit, aussi dépourvu des choses les plus nécessaires à la vie. »

Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde.


Reprenant enfin sa route, la petite compagnie suit un chemin sablonneux à travers l'enchevêtrement de lacs encore sauvages. Darwin note avec attention que selon la salinité de l'eau, les coquillages présents correspondent à des milieux plus ou moins saumâtres. « Après avoir quitté Mandetiba, notre route se continue au milieu d’un véritable enchevêtrement de lacs, dont les uns contiennent des coquillages d’eau douce et les autres des coquillages marins » Charles Darwin, Op. Cit. Darwin observe une Limnée, qu'il identifie comme espèce inféodée aux eaux douces d'embouchures de rivières. Renseignement pris, les lagunes qu'elle habite sont parfois remplies d'eau de mer lors de fortes marées ou de tempêtes. Il s'agit donc, sans que Darwin ne l'écrive encore en ces termes, d'une adaptation progressive de ces populations à un milieu aquatique salé. L'exemple le marque suffisamment pour qu'il y revienne plus longuement dans son Voyage d’un naturaliste autour du monde.

Enfin, à la nuit venue et après 10 heures de chevauchée dans la journée, l'équipage arrive à Ingetado (Engenhado). Il semblerait que la vênda fréquentée cette nuit-là corresponde au médiocre établissement narré précédemment. Pour autant, l'équipage se lève de bonne humeur avant le lever du jour le 10 avril 1832, résolu à parcourir les 15 miles (24 km) les séparant d'Aldeia de São Pedro où ils ont convenu de prendre un petit déjeuner bien mérité. Mais la route sablonneuse est si difficile à emprunter que le périple eut raison de leur bonne humeur. La halte au village de São Pedro da Aldeia leur redonne quelques forces. De nos jours, Aldeia de São Pedro est une ville de 93 000 habitants. Le village initial fut fondé en 1616 par les Frères de la Compagnie de Jésus. La ville elle-même repose sur la rive du lac Araruama, connu pour ses eaux salées et calmes. Darwin note très peu d'informations sur cette journée de voyage dans son Journal, si ce n'est que l'étape quotidienne s'achève quelque part à Campos Novos, au nord du Cap Frio. La nuit du 10 avril sera douce et reposante (74°F / 23,3°c). Des blogueurs anglophones ont tenté de repérer ce lieu-dit. Selon leurs recherches, la vênda se situerait quelque part à proximité de Rio das Ostras (ville de 122 000 habitants). Un village devait s'y trouver, dont il ne reste désormais qu'un lieu-dit le long d'une route. Un internaute brésilien m'avait contacté sur twitter pour m'indiquer qu'une très vieille auberge s'y trouverait toujours, probablement contemporaine du voyage de Darwin.

Les étapes suivantes du voyage menèrent Darwin et ses compagnons à travers la forêt tropicale. Un émerveillement pour notre jeune naturaliste qui ne cesse d'être fasciné par cet écosystème luxuriant. « Je vois, en feuilletant les notes prises au moment du voyage, que les parasites admirables, étonnants, tout couverts de fleurs, me frappaient par-dessus tout comme les objets les plus nouveaux au milieu de ces scènes splendides » Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde. Dans ces forêts, les plantes épiphytes l'attirent tout particulièrement. Ces végétaux se développent sur d'autres organismes, utilisant ces derniers comme supports vivants. L'interaction n'est pas parasitaire puisque l'hôte n'en tire aucun désavantage. Ces épiphytes sont à l'origine de véritables micro-écosystèmes perchés sur les branches des arbres ! Sous les tropiques, certaines espèces d'invertébrés et de nombreux amphibiens y sont même strictement inféodés.


Serra dos Orgaos (1820-25), gravure de Johann Moritz Rugendas


Le 11 avril 1832, l'équipée traverse la Barra de St Jaôa dans des conditions épiques : « en canoë, nageant aux côtés de nos chevaux ». Darwin parlait de calèche ou wagon tiré au début de son périple. Je doute que ce voiture fut conservé tout au long du voyage, notamment sur les pistes côtières sablonneuses. La traversée du matériel et des chevaux en canoë souligne une fois de plus la dureté du voyage jusqu'à Macaé et la totale absence d'infrastructures routières à l'époque. De nos jours, un pont routier enjambe la Barra de St Jaôa entre deux zones urbaines. Mais cet aménagement leur fit cruellement défaut en 1832. Durant la pause déjeuner, Darwin souffre soudain de violents maux d'estomac et ne peut plus rien avaler. La poursuite à cheval rajoute à son inconfort. Epuisé, Darwin s'arrête pour la nuit à la vênda de Matto, auberge située à 2 miles au Sud du Rio Macaé. Il n'est alors plus qu'à quelques kilomètres de route de Macaé. « Toute la nuit, je me suis senti très mal ». Difficile de savoir si Darwin souffre alors d'une intoxication alimentaire, ou si nous avons là une des manifestations de la maladie mitochondriale qui l'affecta toute sa vie.

Le 12 avril 1832, Darwin encore souffrant doit prendre un repos forcé. « Je me suis presque guéri en mangeant de la cannelle et en buvant du porto » Charles Darwin, Journal de Bord. Il se rend en fin de journée à Socêgo, la demeure du senhôr Manuel Figuireda, beau-père de Mr. Laurie. Le voyage touche quasiment à sa fin, non sans difficultés comme nous l'avons vu tout au long de ces deux premiers billets de blog. Si à la lecture du Voyage d’un naturaliste autour du monde et du Journal de Bord de Darwin ce voyage de Rio de Janeiro à Macaé semble fort bien documenté, il n'en est pas moins truffé d'imprécisions. Darwin ne détaille au final qu'assez peu leur trajet. Nous l'avons déjà vu, une incertitude demeure quant aux lieux-dits parcourus. De toute évidence, les chemins de cette région brésilienne étaient à l'époque aussi difficiles que périlleux à pratiquer. De même, les routes forestières nécessitaient parfois l'usage de la machette pour s'ouvrir de nouveau aux voyageurs. Aussi il n'est pas si étonnant que Mr. Lennon n'eut que très peut de nouvelles de sa plantation de café pendant huit longues années !


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