[1834] Les canards nageurs des Falkland

Alors qu'il parcourt les îles Malouines, Darwin croise une espèce d'Anatidés qui avait attiré son attention lors de son escale en Terre de Feu, en décembre 1832. Courant mars 1834, il observe pour la seconde fois ces curieux canards incapables de voler, les Brassemers cendrés (Tachyeres pteneres).

«  On trouve en abondance, dans ces îles, un grand canard lourdaud (Anas brachyptera) qui pèse quelques fois 22 livres. Autrefois on avait donné à ces oiseaux, en raison de la façon extraordinaire dont ils se servent de leurs ailes pour ramener sur l'eau, le nom de chevaux de course ; aujourd'hui, et à plus juste titre, on les appelle les bateaux à vapeur. Leurs ailes sont trop petites et trop faibles pour leur permettre de voler, mais ils s'en servent en partie pour nager, en partie pour frapper l'eau, et arrivent ainsi à se mouvoir très rapidement » Charles Darwin, Voyage d'un naturaliste autour du monde.


Brassemer cendré (Tachyeres pteneres) - eBird


Ces étonnants Anatidés ne sont donc pas aptères ; leurs ailes réduites leur servent de pagaies pour nager à la surface de l'eau. L'étonnant comportement de ces canards leur a même valu localement le nom de "Pato vapor" ou "Canard-vapeur" car leurs mouvements d'ailes lorsqu'ils se propulsent sur l'eau font penser aux roues à aubes des navires à vapeur du XIXème siècle. Comparaison que Darwin n'hésite donc pas à formuler, puisque les steamboats avaient fait leur apparition sur les canaux et fleuves anglais une vingtaine d'année auparavant.

En tout, quatre espèces de Brassemers appartiennent au genre Tachyeres sp. et vivent en Amérique australe. Ce sont des oiseaux côtiers pour la plupart incapables de voler, à l'exception du Brassemer de Patagonie (Tachyeres patachonicus). Ces canards sont particulièrement agressifs, ils possèdent des excroissances au niveau des carpes de leurs ailes dont ils se servent pour frapper violemment d'autres oiseaux. Il n'est pas rare que dans la nature ou dans des parcs ornithologiques, des Brassemers en viennent même à tuer des oiseaux côtiers aussi gros qu'eux.

Darwin se montre particulièrement intrigué par l'adaptation prononcée de ces canards de Patagonie, qui n'utilisent désormais leurs ailes que pour nager et frapper. Il les compare d'ailleurs aux Manchots et Autruches qui ont eu aussi perdu cette aptitude au vol. Cette modification anatomique poussée à l'extrême lui apparaît alors très probablement comme une preuve du transformisme chez ces espèces. Tout comme son grand-père Erasmus Darwin, notre jeune naturaliste était inspiré par les réflexions de Lamarck. Mais par quel mécanisme ce Canard devint-il inapte au vol ? Voilà bien une question laissée en suspens, et qui devra attendre la publication en 1859 de l'Origine des Espèces pour trouver un début de réponse :

« Mais beaucoup d'animaux présentent une structure qui ne peut s'expliquer que par l'atrophie successive de certains organes. Ainsi que le professeur Owen l'a remarqué, il n'y a pas dans la nature de plus grande anomalie qu'un oiseau qui ne peut voler ; et cependant il en est un certain nombre qui sont dans ce cas. Une espèce de Canard de l'Amérique du Sud, le Microptère d'Eyton (Anas brachyptera ou Micropterus brachypterus) ne peut que battre la surface de l'eau avec ses ailes, qui sont presque réduites au même état que celles du Canard domestique d'Aylesbury » Charles Darwin, L'Origine des espèces.

Cet extrait, tiré du chapitre sur les Lois de la Variabilité, est un passage d'autant plus intéressant puisqu'il relie explicitement ses propres observations aux hypothèses de Lamarck sur la transformation des espèces soumises aux conditions de leur milieu de vie. Darwin relie ainsi sélection naturelle et contraintes de l'environnement, notant que l'atrophie successive d'un organe devient alors un caractère héréditaire dont la transmission aux générations suivantes présente, contre toute intuition première, un intérêt sélectif.

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