[1834] Récit d'une excursion sur le Rio Santa Cruz (2/2)

Poursuivons le récit de l'expédition fluviale entreprise par une partie de l'équipage du HMS Beagle le long du Rio Santa-Cruz en avril-mai 1834. Dans un précédent article, nous avions débuté notre chronique par une présentation de ce fleuve argentin. Le Capitaine FitzRoy s'est donné pour objectif de découvrir les sources de ce Rio, traversant de larges territoires de Patagonie jusqu'à présent Terra Incognita. Mais parvint-il à atteindre son objectif ? C'est ce que nous allons découvrir dans cette seconde partie !


Carte du Rio Santa-Cruz. In : Narratives, R. FitzRoy.

Le 27 avril 1834, le lit du fleuve devient plus étroit. Le courant parvient à charrier des pierres roulantes, particulièrement dangereuses. Le halage devient une tâche pénible pour nos explorateurs. L'une des baleinières écope déjà de deux trois percés dans sa coque, et il a fallu la remonter sur le rivage pour réparer en urgence. Sur les falaises de basalte, les Condors nichent. Darwin tire un de ces magnifiques oiseaux, comme nous l'avions précisé dans le billet précédent. La pratique était alors courante chez les ornithologiques de ce début de XIXème siècle ; songez aux coups de fusil du célèbre Audubon … Ce qui n’entache en rien l'admiration de Darwin pour ces immenses Condors ! Mais nous y reviendrons lors d'un article dédié à cette espèce.

Alors que la journée du 28 avril demeure monotone – au point que Darwin signale la découverte d'un trépied de bois et de peaux flottant sur l'eau – le 29 avril s'annonce bien plus encourageant. Les explorateurs saluent enfin les sommets enneigés de la Cordillère des Andes. Cependant, le lit du fleuve encaissé se révèle de plus en plus difficile à remonter par halage. « le cours du fleuve devient très-tortueux et nous sommes arrêtés à chaque instant par d’immenses fragments de divers rocs anciens et de granit » Charles Darwin, Voyage d'un Naturaliste autour du Monde. Peu à peu, l'équipage comprend qu'il n'atteindra pas les Andes et les sources du Rio Santa-Cruz. La principale difficulté rencontrée alors étant la bonne gestion des vivres, le Capitaine FitzRoy encourage la chasse au Guanaco. Son domestique tire deux de ces animaux. Mais à peine parvient-on à récupérer le premier gibier, que le second est dévoré par les oiseaux charognards. Les marins, médusés, ne peuvent rien faire de plus qu'observer le sinistre spectacle.

Darwin remarque à nouveau la présence de roches erratiques, qu'il décrit comme des blocs arrachés aux montagnes de la Cordillère des Andes. Une fois de plus, la question de leur transport jusque dans le lit du Rio Santa-Cruz se pose. S'il rejette toute hypothèse catastrophiste, il suggère cependant le rôle possible de la « théorie des glaces flottantes ». Nous sommes cependant bien loin de l'hypothèse de glaciations passées, mais plutôt dans l'idée de blocs ayant roulé jusque sur des portions de glaciers andins, avant de couler lorsque leur plate-forme de glace fondit en mer. L'hypothèse peut prêter à sourire de nos jours, mais ne perdons pas de vue qu'elle est alors compatible avec le scénario darwinien d'une surélévation progressive du continent sud-américain.

Dans la seconde édition du Voyage d'un Naturaliste autour du Monde (1845), Darwin revient quelque peu sur ses hypothèses concernant ces blocs erratiques « Je n'ai pas à indiquer ici en détail avec quelle simplicité la théorie des montagnes de glace, chargées de fragments de rochers, explique l'origine et la position des blocs erratiques gigantesques sur la Terre de Feu orientale et sur les hautes plaines de Santa Cruz et de l'île de Chiloé. A Terre de Feu, le plus grand nombre des blocs erratiques reposent sur les lignes d'anciens détroits, convertis actuellement en vallées par suite de l'élévation du sol » Charles Darwin, Voyage d'un Naturaliste autour du Monde. Notons alors que Darwin, ayant pris connaissance des travaux de Louis Agassiz sur l'érosion liée aux mouvements des glaciers, semble ici dresser un parallèle avec ses propres observations. Mais pour autant, il n'envisageait pas une possible extension passée des glaciers andins. Jusqu'en 1861-63, il considérait même que le continent européen avait, tout comme le continent sud-américain, connu une élévation graduelle au-dessus du niveau de la mer. Dawin dut se ranger aux conclusions d'Agassiz lorsque Thomas Jamieson démontra que ses preuves géologiques de sur-élévation en Ecosse (Glen Roy) étaient erronées. Une bourde que le grand naturaliste reconnut bien volontiers, même s'il ne se la pardonna jamais.

Les jours suivants, tout espoir d'atteindre leur objectif semble vain et les traces de présence indienne plus en amont du fleuve se manifestent sous la forme de traces de chevaux et d'objets flottants. Le 4 mai 1834, « le Capitaine a décidé de ne pas tirer les embarcations plus loin » Charles Darwin, Journal de Bord. Darwin ne cache pas sa déception, mais se montre également réaliste sur leur situation : « La vallée, dans cette partie supérieure du cours du fleuve, forme un immense bassin borné au nord et au sud par d’immenses plates-formes de basalte et à l’ouest par la longue chaîne des Cordillères couvertes de neige. Mais ce n’est pas sans un sentiment de regret que nous voyons de loin ces montagnes, car nous sommes obligés de nous représenter en imagination leur nature et leurs produits au lieu de les escalader, comme nous nous l’étions promis. Mais, outre la perte de temps inutile que l’essai de remonter davantage la rivière nous aurait causée, depuis quelques jours déjà nous ne recevions plus que des demi-rations de pain. Or, bien qu’une demiration soit parfaitement suffisante pour des gens raisonnables, c’était assez peu après une longue journée de marche ; il est fort joli de parler d’estomac léger et de digestion facile, mais en pratique ce sont là choses assez désagréables » Charles Darwin, Voyage d'un Naturaliste autour du Monde.

Le Capitaine et quelques hommes poursuivent cependant dans la journée une marche vers l'Ouest. Mais au 5 mai 1834, c'est le départ pour les trois baleinières qui descendent le fleuve jusqu'à son estuaire. Le chemin inverse est bien plus rapide ! Et même si en raison du fort courant il faut encore haler les embarcations, un jour de trajet équivaut à cinq jours passés à remonter le fleuve ! Aussi le 7 mai, les voilà de retour au point de rencontre des eaux douces et salées. Le 8 mai, enfin, les explorateurs retrouvent le HMS Beagle, dont les réparations sont désormais achevées. Sa coque est repeinte de frais, ses mâts de nouveau en place, le voilà « aussi pimpant qu'une frégate », s'exclame Darwin !

Globalement, l'excursion est vécue comme un échec. Beaucoup de temps et d'énergie dépensés pour rien. Les marins s'estiment cependant chanceux, le temps fut ensoleillé et aucun désagrément majeur ne vint perturber ce voyage fluvial. Darwin, quant à lui, s'estime très satisfait de cette excursion. Toute une section géomorphologique de la Patagonie s'est offerte à lui, il ne lui manque plus qu'explorer la Cordillère des Andes pour parfaire ses observations.


Localisation de l'expédition fluviale le long du Santa-Cruz (cliquez pour agrandir)


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