[1834] Récit d'une excursion sur le Rio Santa Cruz (1/2)

Du 18 avril au 4 mai 1834, trois baleinières sous les ordres du Capitaine FitzRoy remontent explorer le fleuve Santa Cruz. Cette expédition, limitée dans le temps par les impératifs de missions du HMS Beagle, va s'enfoncer littéralement en Terra incognita. En effet, le cours de ce fleuve de Patagonie est très mal connu en ce début du XIXème siècle. La plus récente expédition datant du premier voyage du Beagle ! Le Capitaine Stokes avait alors progressé de 55 km sur le fleuve, avant que le manque de provisions ne le force à rebrousser chemin. Le Capitaine FitzRoy fera-t-il mieux ?

Le Rio Santa-Cruz traverse la Patagonie argentine sur 477 km pour un bassin versant d'une superficie de 28 056 km². Il prend sa source dans la cordillère des Andes. De régime nivo-pluvial, il est alimenté par deux immenses lacs glaciaires, les lacs Viedma et Argentino. Il s'agit d'un des derniers grands fleuves à écoulement libre de Patagonie, et représente un joyau naturel inestimable. Sa découverte remonte à la circumnavigation de Magellan, lorsque Juan Serrano, le Capitaine du Santiago, en fit la découverte le 5 août 1520. La flotte d'expédition espagnole passa six semaine dans son estuaire pour hiverner, avant de reprendre les recherches d'un détroit reliant les océans Atlantique et Pacifique.


"Santa Cruz River, and distant view of the Andes". Conrad Martens, In : Narratives, tome 2, Robert FitzRoy (1839).


L'expédition fluviale de FitzRoy comprend 25 compagnons, dont Martens et Darwin. Équipée de provisions pour trois semaines et d'armes à feu, les hommes d'équipage du Beagle espère bien découvrir la source du fleuve. Tout semble sourire au Capitaine FitzRoy dès le premier jours, alors qu'une forte marée lui permet d'atteindre la limite de surface entre l'eau douce fluviale et l'eau salée Atlantique. Passée cette première journée, le lit du fleuve se montre très large (plus de 360 mètres) et de dimensions constantes. La belle couleur bleutée de l'eau, quoique légèrement laiteuse, marque l'esprit de Darwin.

Si son courant ne varie guère, entre quatre et six nœuds d'après les relevés de l'expédition, il n'en demeure pas moins difficile à braver, que ce soit à la rame ou à la voile. C'est pourquoi l'équipage attache les trois embarcations ensemble, l'une derrière l'autre, avec deux hommes à leur bord chacune. Tous les autres s’affairent à haler depuis la rive, équipés de colliers reliés en ligne aux baleinières. Chacun se relaie à la tâche, selon des roulements d'une heure et demi. Si tout le monde est logé à la même enseigne, chaque embarcation n'en demeure pas moins indépendante. Le soir, les embarcations sont tirées au sec, les campements établis et les cuisiniers préparent le repas avec les réserves de leur propre baleinière. Deux hommes et un officier assuraient en permanence la garde, de crainte que des Indiens se montrent hostiles durant l'expédition.

Le 20 avril, la progression demeure difficile non pas en raison de la largeur du fleuve ou du courant, mais parce que ses rives buissonnantes se fragmentent en de nombreuses îles et îlots. Le potamon du fleuve Santa Cruz accueille à l'occasion des Indiens, comme en témoignent les différentes traces rencontrées. L'équipage y retrouve également une vieille gaffe portant le sceau du Roi. Le crochet nautique avait été égaré par les marins de la précédente expédition du Capitaine Stokes ! Voilà que l'expédition FitzRoy vient de dépasser son prédécesseur. La gaffe retournera à bord du Beagle, et les marins poursuivent leur exploration.

Le 21 avril 1834, l'équipage découvre les traces d'une colonne d'Indiens, peut-être des Tehuelches. « Dans la matinée, on a découvert les traces d'un groupe de chevaux et de la longue lance ou Chusa qui traîne au sol. Elles étaient si fraîches que dans l'ensemble nous avons pensé qu'ils avaient dû venir jusqu'à nous en reconnaissance pendant la nuit » Charles Darwin, Journal de Bord. L'expédition a-t-elle été repérée ? Un peu plus loin, les marins remarquent « des traces de pas récentes d'hommes, de chiens, d'enfants et de chevaux au bord du fleuve et sous la surface de l'eau ; de l'autre côté du fleuve, il y avait également des traces toutes fraîches et les restes d'un feu ; de toute évidence, c'est là que les Indiens traversent et ce doit être un passage dangereux et difficile » Charles Darwin, op. cit. Les deux expéditions se sont certainement croisées sans se rencontrer ; l'équipage observe de la fumée vers l'horizon, et Darwin en déduit que seulement un ou deux jours de marche séparent les deux groupes. Les Indiens nomades peuvent couvrir de larges distances en Patagonie, et selon Darwin, il sont peu nombreux dans cette région. Peut-être s'agit-il de la même tribu qui fréquente à l'occasion Port-Désiré ? Non loin de là, l'équipage découvre le cadavre d'un Guanaco. Ils supposent aux traces sur son corps que l'animal fut frappé par les bolas d'Indiens, mais que le coup ne lui fut pas de suite fatal et que la bête agonisa jusqu'au fleuve. La viande semblant fraîche, l'équipage décide de le manger le soir venu. Une bonne initiative, puisque sa chair se révéla encore comestible !

La monotonie du paysage semble cependant lasser Darwin dès le lendemain. « Le paysage offre toujours aussi peu d’intérêt. La similitude absolue des productions, dans toute l’étendue de la Patagonie, constitue un des caractères les plus frappants de ce pays. Les plaines caillouteuses, arides, portent partout les mêmes plantes rabougries ; dans toutes les vallées croissent les mêmes buissons épineux. Partout, nous voyons les mêmes oiseaux et les mêmes insectes. C’est à peine même si une teinte verte un peu plus accentuée borde les rives du fleuve et des ruisseaux limpides qui viennent se jeter dans son sein. La stérilité s’étend comme une vraie malédiction sur tout ce pays et l’eau elle-même, coulant sur un lit de cailloux, semble participer à cette malédiction. Aussi rencontre-t-on fort peu d’oiseaux aquatiques ; quelle nourriture pourraient-ils trouver dans ces eaux qui ne donnent la vie à rien ? » Charles Darwin, Voyage d'un Naturaliste autour du Monde.


Milvago albogularis (Gould, 1837). In : Zoologie du Voyage du H.M.S. Beagle (1841). Gravure réalisée par John Gould (ou son épouse et artiste naturaliste Elizabeth Gould)  


Pourtant, Darwin ne manqua pas de s'intéresser à la faune locale, la région étant selon lui propice aux Guanacos. Darwin s'attarde même à dresser les grandes lignes du réseau trophique régnant dans ces contrées, où les micro-mammifères abondent, jusqu'au Puma qui joue ici le rôle de super-prédateur et les nombreux oiseaux charognards cerclant dans le ciel azur. Afin de découvrir plus en détails la faune que croisa Darwin au cours de cette expédition le long du Rio Santa-Cruz, attardons-nous sur ses Notes Zoologiques. Parmi les micro-mammifères qu'il observe, apparaît la mention du Tuco-tuco (Ctenomys brasiliensis). Darwin imagine les ressources alimentaires trop pauvres, et les rongeurs de ces contrées cannibales. « En effet, dès qu’une de ces souris s’était laissé prendre dans mes piéges, les autres se mettaient à la dévorer » Charles Darwin, op. cit. Il s'agit là plus probablement d'un comportement de stress extrême que d'une preuve éthologique formelle. Impossible de passer également à côté du Lièvre des pampas de Patagonie, Dolochotis patagonum, qui n'est cependant pas un Lagomorphe comme notre Lièvre d'Europe, mais un rongeur appartenant à l'ordre des Rodentia ! Darwin note également la présence de renards dans ces paysages, auxquels il attribue une place intermédiaire dans son réseau trophique. Il s'agit certainement du Renard de Magellan (Lycalopex culpaeus) qui peuple cette portion méridionale de la Patagonie argentine.

En ce qui concerne les observations ornithologiques, Darwin tire au fusil un Condor des Andes (Vultur gryphus), mais nous y reviendrons. Attardons-nous quelque peu sur le Caracara à gorge blanche (Phalcoboenus albogularis), également nommé Caracara de Darwin car initialement décrit par Gould (Milvago albogularis) dans la Zoologie du Voyage du H.M.S. Beagle (1841) à partir des observations de Darwin ! Côté Passereaux, Darwin note la présence du Phrygile à tête grise (Phrygilus gayi), décrit en cette même année 1834 par le naturaliste français Paul Gervais. Mais aussi le Mélanodère à sourcils jaunes (Melanodera xanthogramma), ou encore la Sturnelle australe (Leistes loyca) décrite comme particulièrement abondante et volant en de grandes murmurations au-dessus des paysages de Patagonie.


Carte géologique de la Patagonie, basée sur une copie des travaux cartographiques de la première expédition du HMS Beagle, et coloriée à la main par Charles Darwin


Après une journée de repos le 23 avril consacrée à la réparation et l'entretien du matériel, l'expédition poursuit son avancée le 24 avril. L'équipage est à l'affût du moindre signe de changement morphologique du fleuve. Au loin vers l'Ouest, ils aperçoivent une masse nuageuse retenue par les hauts sommets des Andes. Mais l'intérêt de Darwin pour cette expédition renaît les 25 et 26 avril, lorsqu'il découvre des affleurements de roches volcaniques. « Les plaines d'ici sont couvertes d'un vaste champ de lave » Charles Darwin, Journal de Bord. Selon Darwin, il s'agit de basalte, issu de coulées de laves sous-marines et désormais érodé par l'action du fleuve. Les falaises volcaniques bordant le fleuve doivent bien mesurer 300 pieds d'épaisseur '91 mètres) selon Darwin. Dans son Voyage d'un Naturaliste autour du Monde, il remarque que l'érosion de cette roche volcanique ne peut qu'être lente et graduelle, le lit du fleuve se montrant particulièrement encombré de roches erratiques et pierres de différentes tailles. Bien en aval, Darwin avait noté la présence de petits débris basaltiques épars dans les sédiments du fleuve. Puis tel un gradient, leur portion augmentait progressivement alors qu'apparaissaient enfin le relief volcanique et les roches de taille plus conséquente. Pour autant, un problème se présente face à ces rochers érodés. Si le lit du fleuve est encombré de cailloux et galets basaltiques, il n'en demeure pas moins surprenant que le même fleuve, pourtant si lent à charrier plus bas en amont ces modestes pierres, présente également en son lit d'énormes blocs erratiques bien plus lourds à déplacer ! Comment expliquer ce paradoxe entre taille aussi variable des fragments basaltiques et capacité de charriage du fleuve ? Darwin ne se l'explique guère. « Quel est donc l’agent qui a enlevé, sur une distance excessivement longue, une masse solide de roc très-dur, ayant une épaisseur moyenne de 300 pieds et sur une largeur qui varie d’un peu moins de 2 milles à 4 milles ? Bien que le fleuve ait si peu de puissance quand il s’agit de charrier des fragments même peu considérables, il aurait pu cependant exercer dans le cours des âges une érosion graduelle, effet dont il serait difficile de déterminer l’importance » Charles Darwin, op. cit.


Coupe stratigraphique des canyons du Rio Santa-Cruz. In Geological observations on South America (1846).


De nous jours, ce paradoxe peut s'expliquer notamment par la présence ancienne de glaciers, capables de déplacer des blocs erratiques sur de longues distances. Mais alors que Darwin explore la Patagonie, nul géologue n'a encore formulé l'hypothèse d'âges glaciaires révolus. Une toute autre réflexion anime d'ailleurs le jeune naturaliste dans les années qui suivirent son Voyage à bord du Beagle. Fort de ses observations géologiques depuis l'estuaire du Rio Santa-Cruz jusqu'aux plateaux basaltiques dans lesquels il creuse son lit, Darwin note que ce paysage d'origine volcanique supplante les collines sablonneuses des vallées en aval du fleuve, et les nombreux coquillages marins fossilisés qu'il n'eut de cesse de remarquer au cours de ce voyage. Darwin en est persuadé, la région était autrefois maritime. « Si je n’étais limité par l’espace, je pourrais prouver qu’autrefois un détroit, semblable au détroit de Magellan et unissant comme lui l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, traversait l’Amérique méridionale en cet endroit [...] Il faut croire toutefois que les couches, minées par les eaux qui traversaient cet ancien détroit, se sont concassées en immenses fragments ; que ceux-ci, à leur tour, ont fini par se briser en morceaux moins considérables, puis par être réduits en cailloux et enfin en poudre impalpable que les courants ont transportée au loin, dans l’un ou l’autre des deux océans » Charles Darwin, op. cit.

Comme il l'exposa plus en détails dans son ouvrage Geological observations on South America (1846), Darwin suppose que cette portion de l'Amérique du Sud connut un soulèvement progressif, faisant graduellement émerger les terres de Patagonie, autrefois fonds marins d'un vaste mer. La priorité de Darwin est alors de prouver sur le terrain le bien fondé de l'actualisme de Lyell, auquel il se rallie progressivement à la lecture de ses Principes de Géologie au cours de son voyage à bord du Beagle. Darwin se positionne ainsi en pourfendeur du catastrophisme, opinion dominante jusqu'alors chez les géologues du début du XIXème siècle. « Les anciens géologues auraient appelé à leur aide l’action violente de quelque épouvantable catastrophe ; mais, dans ce cas, semblable supposition serait inadmissible » Charles Darwin, op. cit. Cette excursion à travers la Patagonie le long du Rio Santa-Cruz s'avère donc particulièrement instructive pour notre jeune naturaliste. Mais le Capitaine FitzRoy parviendra-t-il jusqu'aux sources du fleuve ? Vous le saurez dans le prochain épisode !


Canyon de basalte du Rio Santa-Cruz, gravure de Conrad Martens. In : Narratives, R. FitzRoy.


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