[1834] Darwin profane un tombeau amérindien !

Le mercredi 1er janvier 1834, Darwin et les officiers du HMS Beagle explorent les alentours de Port Desire (Puerto Deseado) en Patagonie argentine. Ils découvre une tombe amérindienne d'origine Tehuelche : « J'ai marché jusqu'à une colline lointaine; nous trouvâmes au sommet une tombe indienne. Les Indiens enterrent toujours leurs morts sur la plus haute colline ou sur quelque promontoire s'avançant dans la mer » Charles Darwin, Journal de Bord. Il s'agit d'un tumulus, une accumulation de pierres en forme de butte artificielle et dont la disposition des pierres indique une architecture funéraire bien précise. Le lendemain, nos archéologues amateurs décident d'ouvrir cette tombe pour en découvrir le contenu !


Restes d'un chenque pillé dans la province de Santa Cruz (Argentine) - Wikimedia


Voilà de quoi nous choquer, nous autres lecteurs contemporains. Mais cette profanation était, dans l'esprit des officiers du Beagle, aussi scientifique que convenable en vertu de leur mission d'exploration des terres australes. Darwin s'applique d'ailleurs dans son Journal de Bord en date du jeudi 2 janvier 1834 à consigner méthodiquement les observations émises au cours de ces fouilles improvisées. « Un groupe d'officiers m'a accompagné pour fouiller la tombe indienne dans l'espoir de trouver des restes antiques. — La tombe consistait en un tas de grosses pierres placées avec quelque soin, elle se trouvait au sommet de la colline, et au pied d'un rebord rocheux d'environ 6 pieds de haut. — Devant celui-ci et à environ 3 mètres de celui-ci, ils avaient placé deux immenses fragments, pesant chacun au moins deux tonneaux, et reposant l'un sur l'autre. — Ceux-ci, selon toute probabilité, étaient à l'origine à peu près dans la même position et venaient tout juste d'être déplacés par les Indiens ». Charles Darwin, op. cit.

Puis nos archéologues ouvrent le tumulus. « Au fond de la tombe, sur le rocher dur, il y avait une couche de terre d'environ un pied de profondeur ; cela doit avoir été apporté de la plaine en contrebas ; les fibres végétales, provenant du dépôt de l'eau, étaient converties en une sorte de tourbe. — Au-dessus, un pavé de pierres plates, puis un gros tas de pierres grossières, empilées de manière à remplir l'intervalle entre le rebord et le deux grosses pierres. — Pour compléter la tombe, les Indiens avaient réussi à détacher du rebord un immense bloc (il y avait probablement une fissure) et à le jeter par-dessus le tas de manière à reposer sur les deux autres gros fragments » Charles Darwin, op. cit. A leur grande surprise, « Nous avons miné la tombe des deux côtés sous le dernier bloc ; mais il n'y avait pas d'os ». Darwin suppose que les ossements du défunt ont fini par se détériorer au fil du temps, mais il rapporte également l'anecdote suivante : « On dit que là où un Indien meurt, il est enterré ; mais que par la suite ses os sont récupérés et transportés ».

Si les ossements ont été récupérés tardivement, cela ne peut avoir été fait que par des indiens tehuelches et non par des pilleurs de tombes, car le tumulus a été retrouvé intact. Darwin note « les restes de plusieurs petits feux et les ossements de chevaux à proximité » et en conclue que le site est régulièrement fréquenté pour quelques rites funéraires. Nous avons vraisemblablement affaire à un site funéraire primaire alors récemment utilisé par les indiens tehuelches. Contrairement à ce qu'avance Darwin, il n'y a pas de « visites occasionnelles » sur Ces sites funéraires. Selon les coutumes funéraires tehuelches, les affaires du défunt étaient brûlées et ses chevaux ainsi que ses chiens sacrifié sur place (voir détails sur le site web Chile Precolombino). Cela correspond aux traces encore visibles de foyer et aux ossements d'animaux retrouvés tout autour du tumulus. Le corps du défunt, disposé vers l'est reposait sur une une couche d'argile rouge. Il s'agit de la fameuse couche de terre notée par Darwin. Puis le corps était recouvert d'un tumulus de pierres appelé chenque dont la construction suivait des règles précises, comme Darwin en fit la description dans son Journal de Bord.

Le nom du défunt n'était traditionnellement plus prononcé après ces rites funéraires. Aussi il est fort probable que se rendre sur la tombe d'un défunt pour en commémorer le souvenir était tabou. Mais la tombe était-elle pour autant visitée par les tehuelches ? Darwin le croit vraisemblablement lorsqu'il parle d'ossements ultérieurement récupérés. Il est possible que cette anecdote de second enterrement provienne de ses lectures du jésuite Falkner (1744-1751) dont la bibliothèque du HMS Beagle possédait un exemplaire de sa Description of Patagonia, and the adjointing parts of South America (1774). Or le jésuite britannique rapporte que les corps étaient couramment déplacés après une année d'inhumation afin que les ossements se dessèchent et blanchissent à l'air libre (probablement sur une plate-forme dressée à cet effet), pour enfin les disposer vers un lieu de sépulture définitif au bord de la mer (Morlesín & Agnolin, 2023). Mais si cette pratique semble s'être progressivement perdue au début du XIXème siècle, il n'est pas impossible que le tombeau vide décrit par Darwin fut le lieu de sépulture primaire d'un défunt tehuelche.

Nous connaissons les Tehuelches par les récits des explorateurs espagnols puis européens; leur nom provient du peuple Mapuche qui dans leur propre vocable signifie "peuple brave". En effet, les Tehuelches résistèrent à la pression mapuche lorsque ces derniers déferlèrent depuis la côte chilienne au-delà des Andes dans les régions du Comahue et de la Patagonie. Les Tehuelches étaient des nomades, dépendant fortement de la chasse (guanacos et nandous) pour la nourriture, les vêtements et d'autres ressources. Avec les premiers colons hispaniques, l'arrivée des chevaux sur le continent sud-américain transforma radicalement leur culture et leur mode de vie. Nous savons cependant qu'ils croyaient en un esprit supérieur appelé Kooch, et redoutaient les esprits malfaisants appelés Gualichus. Les Tehuelches dissimulaient sous leurs vêtements diverses amulettes pour se prémunir de ces êtres maléfiques. Leur culture religieuse fut influencée par les envahisseurs Mapuches, faisant de Gualichu une entité maléfique unique.

Les rites funéraires des Tehuelches étaient certainement complexes, comme pour tous les peuples amérindiens de la Pampa et de Patagonie. En raison des liens sociaux et économiques entre les deux peuples, il est également possible d'établir une comparaison – bien qu'à prendre avec les précautions qui s'imposent – entre les tumulus mapuches et tehuelches. Les Tehuelches enterraient leurs morts sous des tumuli et croyaient probablement à un rite de passage au-delà de l'océan Atlantique, pour rejoindre Kooch qui croyaient-ils séjournait à l'est de la Terre et de l'Eau qu'il avait créés. Les Mapuches du XIIème siècle après J.C. (époque pré-hispanique) disposaient leurs morts sur des canoës, allégorie de leur dernier voyage en direction du territoire des morts. Une sépulture a été récemment étudiée à Newen Antug, dans le Nord-Ouest de la Patagonie argentine. Cet exemple est d'autant plus intéressant que la région fut en contact direct avec les territoires tehuelches. Mais dans la sépulture de Newen Antug décrite par Perez et al. (2022) dans Plos One, la jeune femme défunte disposée dans son canoë funéraire était enterrée dans le sol creusé, un tumulus de terre et non de pierres en recouvrant la surface. Les Mapuches sculptaient traditionnellement dans le bois un chemamull pour marquer l'emplacement du tombeau, tandis que les Tehuelches recouvraient la partie supérieure de leurs tumuli pierreux à l'aide d'une grosses dalle rocheuse.

En l'état actuel de mes propres recherches, je ne ne puis en dire plus sur ce tumulus tehuelche. De toutes évidences, ils possédaient un rite funéraire complexe, lié aux croyances religieuses de ce peuple amérindien, et qui évolua au fur et à mesure des influences mapuches puis européennes. Nos propres connaissances archéologiques dépendent des tombeaux demeurés intacts. Chose hélas plutôt rare après des siècles de colonisation européenne : « Nous avons trouvé sur les hauteurs voisines trois autres amas de pierres beaucoup plus petits. — ils avaient tous été déplacés ; peut-être par des chasseurs de phoques ou d'autres voyageurs » Charles Darwin, op. cit. Ce billet sera donc complété au fil de mes propres lectures archéologiques pour améliorer les informations ethnologiques que je développe ici même. En attendant, que le lecteur se rassure, durant la suite de son Voyage autour du Monde, Darwin mit un terme à cette nouvelle activité de profanateur de tombes !


Campement de Patagons (Tehuelches) au Havre Peckett, détroit de Magellan. D'après le récit de l'expédition Dumont D'Urville, 1842.


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