[1832] De Rio de Janeiro à Macaé : récit d'un voyage aller et d'un retour (3/4)

Le 13 avril 1832, enfin remis de son indisposition des jours précédents, Darwin va pouvoir apprécier le confort des plantations brésiliennes. Point de vue que les esclaves de ces propriétaires terriens ne partageaient certainement pas. Darwin est toujours en convalescence à Socêgo, la demeure du senhôr Manuel Figuireda. Ce propriétaire terrien est le beau-père de Mr. Lawrie, un des compagnons de voyage de Darwin entre Rio de Janeiro et Macaé. Mais revenons durant quelques lignes sur ce Mr. Lawrie. Personnage assez détestable, ce marchand écossais est décrit par Darwin comme un être égoïste et sans scrupules. Marchand d'esclaves, il a aussi la fâcheuse réputation d'être un escroc. Afin de s'octroyer de belles situations, lui et son frère ont intrigué au sein de la bonne société pour épouser les filles de riches propriétaires brésiliens.


Une fazanda brésilienne. Gravure colorisée du XIXème.


La fazanda, grande propriété terrienne au Brésil, est l'unité centrale de l'économie agricole du pays au XIXème siècle. Celle du senhôr Manuel Figuireda, producteur de café et propriétaire d'esclaves, en est un exemple typique. Elle se présente comme une étendue de terre arrachée à la forêt tropicale. Sur ces terres, on cultive toutes sortes de productions, mais l'économie du café est la plus rentable à l'époque. Darwin nous livre même quelques rendements agricoles. Chaque plante rapporte en moyenne 2 livres de grains (906 g) par an, avec des maximas de 8 livres. On cultive aussi du manioc, les feuilles et tiges servant de fourrage aux bestiaux. Les racines sont écrasées, et la pulpe obtenue séchée puis cuite pour obtenir de la farinha. Il s'agit pour l'époque de la principale denrée alimentaire au Brésil. Darwin rapporte d'ailleurs un fait bien connu en agronomie tropicale : les racines de manioc crues sont toxiques. La toxine du manioc, la linamarine, est un sucre cyanogénétique qui, lorsque la racine est broyée, rentre en contact avec la linamarase, enzyme cellulaire des racines. La catalyse produit alors de l'acide cyanhydrique. La cuisson des racines séchées permet heureusement d'éviter l'intoxication alimentaire. « On peut remarquer ce fait curieux mais bien connu : le jus que l'on extrait est un poison mortel. Il y a quelques années, une vache est morte d'en avoir bu ». Charles Darwin, Journal de Bord.

Les autres cultures (haricots, canne à sucre et riz) sont rapportées de manière plus anecdotique sous la plume de Darwin. Des orangers et bananiers complètent le tableau. Dans les pâturages alentours, beaucoup de têtes de bétail, de chèvres, de moutons et de chevaux. Le gibier est encore foisonnant dans les bois alentours, et la venaison est fréquente à la table du Senhor Figuireda. « La nourriture s'étale à profusion au cours des repas, où, si les tables ne gémissent pas sous le poids, ce sont les invités qui gémissent » Charles Darwin, Op. Cit.

La propriété ou fazanda est une habitation assez rustique, mais ne manque pas de charme. Le toit est en chaume, les fenêtres sont dépourvues de vitres. Le mobilier doré et ouvragé contraste fortement avec les murs blanchis à la chaux. Les bâtiments d'exploitation forment avec la maison du propriétaire une sorte de place quadrangulaire. Et au centre sèche une pile de café. Tout autour se trouvent les cabanes des esclaves : « environ 110 nègres que le Senhor et un régisseur blanc s'arrangeaient pour maintenir parfaitement en ordre » Charles Darwin, Op. Cit.

Mais cette opulence serait tout autre sans le recours massif à la main-d'œuvre esclave. Ces derniers tiennent un rang largement inférieur aux hommes blancs : « Durant les repas, un homme était chargé de pousser dehors quelques vieux chiens et des douzaines de petits noirs que se faufilaient ensemble à l'intérieur quand ils en avaient l'occasion ». Charles Darwin, Op. Cit. Pour Darwin, la douce vie des propriétaires de plantations est belle et bien ternie par le détestable recours à l'esclavage : « Tant que l'on pouvait écarter de son esprit la notion d'esclavage, il y avait quelque chose d'extrêmement fascinant de ce style de vie, simple patriarcal » Charles Darwin, Op. Cit.

Si Darwin s'oppose ouvertement à l'esclavagisme, la fazanda du Senhor Figuireda lui semble pourtant un lieu paisible, dans laquelle la condition d'esclave serait pour le moins supportable. Pour autant, Darwin n'en est qu'à sa première impression d'une plantation d'esclaves. Au cours des jours suivants, le voile va progressivement se lever sur la cruauté de cette exploitation humaine.


Famille de planteurs brésiliens se rendant à l'église (1820-25). Gravure de Johann Moritz Rugendas. 

Au 15 avril 1832, Darwin rejoint Mr. Lennon dans sa plantation de café. A son arrivée, un drame atroce se déroule sous ses yeux. Une violente dispute a éclaté entre Mr. Lennon et son régisseur, Mr. Cowper. Visiblement, tout ne s'est pas déroulé comme prévu durant ces huit dernières années, et peut-être que l'absence de nouvelles comme de profits fut en partie imputable à l'intendant. Toujours est-il qu'au cours de la querelle, Mr. Lennon menace de vendre aux enchères publiques un enfant mulâtre issu d'amours illégitimes entre une esclave et son régisseur. La querelle dégénère à tel point que dans un élan de fureur, Mr. Lennon menace de séparer les familles d'esclaves pour vendre en deux lots : hommes d'un côté, femmes et enfants de l'autre. Finalement, Mr. Lennon y renonce, non pas par humanisme mais par pragmatisme. « Devant de tels faits, qu'ils sont peu convaincants les arguments de ceux qui soutiennent que l'esclavage est un mal tolérable ! » Charles Darwin, Op. Cit.

Le différent entre Mr. Lennon et son régisseur nécessita cependant l'arbitrage du Senhor Figuireda. Aussi le 16 avril 1832, l'équipage retourne à Socêgo par la même voie forestière que Darwin avait emprunté la veille. Durant les deux jours suivants, Darwin laissa les planteurs à leurs affaires et en profita pour visiter cette forêt tropicale qui le fascine tant. « L'émerveillement, l'étonnement et une ferveur sublime emplissent et exaltent l'esprit » Charles Darwin, Op. Cit.

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