[1832] De Rio de Janeiro à Macaé : récit d'un voyage aller et d'un retour (1/4)

Du 8 au 23 avril 1832, Darwin réalise en compagnie de 6 autres voyageurs un aller et retour depuis Rio de Janeiro jusqu'à Macaé. Un itinéraire routier de 173 km permet aujourd'hui de rallier Niterói, sur la rive Est de Rio de Janeiro, au centre-ville de Macaé. Mais en l'absence des voies de circulation moderne, le trajet terrestre pouvait prendre plusieurs jours à un groupe de voyageurs du XIXème siècle ! Darwin a conçu ce projet de voyage pour occuper une partie de son temps libre pendant que le HMS Beagle cartographie les côtes brésiliennes, mais aussi pour mieux découvrir les richesses naturalistes brésiliennes. L'idée lui est venue quelques jours plus tôt, alors qu'il fit à Rio de Janeiro la rencontre de Patrick Lennon, un propriétaire anglais qui s'apprêtait à visiter son domaine agricole, situé au Nord du Cap Frio. Nous supposerons que ce Mr. Patrick Lennon lui fut présenté par Augustus Earle pendant sa visite guidée de la ville, le 5 avril 1832.


Défrichement d'une forêt (vers 1820-25). Gravure de Johann Moritz Rugendas.

Enfin débarrassé des formalités administratives lui permettant de s'aventurer à l'intérieur des terres, Darwin organise son voyage durant une bonne partie de la journée du 7 avril 1832. Nous apprenons dans son Journal de Bord que Patrick Lennon est un irlandais de naissance qui réside à Rio depuis 20 ans. Lorsque le Brésil s'est ouvert au commerce, il fit fortune en vendant des lunettes et des thermomètres. Voici 8 ans de cela, il acheta un terrain forestier sur lequel il fit établir une plantations de café. Le régisseur de son domaine, un anglais dont le nom échappe aux détails de Darwin, n'a que trop peu donné signe de vie depuis toutes ces années. A tel point que Mr. Lennon s'étonne de ne pas avoir reçu le moindre versement de ses bénéfices pour une plantation agricole pourtant si lucrative ! Bien que le voyage soit pour l'époque long et difficile, il a donc décidé de se rendre lui-même sur place pour juger de la situation.

Cinq autres compagnons accompagnent Mr. Lennon et Darwin. Tout d'abord, présentons le neveu de Mr. Lennon, un garçon très dégourdi et aussi intelligent que son oncle, mais qui resta anonyme tout au long de cette aventure. Ensuite vient Mr. Laurie, un écossais peu recommandable qui joue aussi bien les marchands d'esclaves que les escrocs. Darwin en dresse un portrait détestable. Passons à Mr. Gosling, apprenti pharmacien et ami de Mr. Laurie. Ce jeune homme va rendre visite à une señora de Macaé, elle-même belle-sœur de Mr. Laurie. Enfin, Darwin signale « un jeune noir qui nous servait de guide ». Soit six compagnons, pour un total de sept d'après le Voyage d’un naturaliste autour du monde. Est-ce un oubli ou une erreur a posteriori ? Nous n'en saurons rien, mais Darwin n'hésitant pas à compter et décrire les éventuels domestiques lors de ses expéditions, il semble plus probable que la compagnie était bien constituée de 6 personnes au total.

Le 8 avril, le périple en calèche débute dès 9 heures du matin sous une chaleur accablante. L'équipage démarre depuis Praia-Grande, désormais un quartier de la ville de Niterói. Nous sommes sur le rivage Est de la baie de Guanabara, face à Rio de Janeiro. C'est le point de départ emprunté pour relier Macaé par voie terrestre. L'équipage rallia le village d'Ithacaia (Itaocaia), puis s'engagea sur une voie cahoteuse contournant les lagons côtiers. Durant cette journée torride, Darwin note une température de 104°F (40°c) ! Mais pour autant, cette première étape ne manque pas de charmes : « La première étape est fort intéressante. Il fait horriblement chaud ; aussi la tranquillité la plus parfaite règne-t-elle au milieu des bois ; à peine quelques magnifiques papillons volent-ils paresseusement çà et là. Quelle vue admirable, quand on traverse les collines situées derrière Praia-Grande ! Quelles couleurs splendides ! Quelle magnifique teinte bleue foncée ! Comme le ciel et les eaux calmes de la baie semblent se disputer à qui éclipsera l’autre en splendeur ! » Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde.

Puis à midi, les voici rendus au petit village d'Ithacaia (Itaocaia), qui fait aujourd'hui partie de la commune de Maricá. La pauvreté des lieux marque l'imagination de Darwin « Ce petit village est situé dans une plaine ; autour d’une habitation centrale se trouvent les huttes des nègres. Ces huttes, par leur forme et par leur position, me rappellent les dessins qui représentent les habitations des Hottentots dans l’Afrique méridionale » Charles Darwin, op. cit. De là, ils poursuivent jusqu'au Lagon de Maricá (Lagoa Maricá), profitant de la lune claire pour longer les marais afin de rejoindre une venda (auberge). Chemin faisant, Darwin ne manque pas de remarquer le socle plutonique qui affleure sous la forme de falaises granitiques. Mais il n'aura pas le temps de l'étudier de plus près. L'équipage traverse une région verdoyante, désormais couverte par le quartier d'Engenho do Mato à l'extrême-Est de Niterói. Mais un sentier forestier préservé marque la limite jusqu'au quartier d'Itaocaia, sur la grande commune de Maricá. Selon toute vraisemblance, il s'agit de la voie empruntée à l'époque par Darwin et ses compagnons.

Dans son récit de voyage, il relate une anecdote locale qui n'est pas sans évoquer son aversion contre l'esclavage et témoigne d'un jugement réprobateur face au mépris racial de son époque. Des esclaves évadés s'étaient installés sur ces plateaux granitiques désolés, relate-t-il, où ils trouvaient tout de même leur maigre subsistance, mais qui leur garantissaient surtout la liberté. Hélas, une escouade de soldats fut envoyée pour les déloger. Tous se rendirent, sauf une femme âgée, qui refusant de retourner à l'esclavage, préféra se jeter du haut de la falaise. Une anecdote qui ne fit pas grand bruit en Europe, et pour cause, la femme était une esclave noire : « Accompli par une matrone romaine, on aurait célébré cet acte et on aurait dit qu’elle y avait été poussée par le noble amour de la liberté ; accompli par une pauvre négresse, on se contenta de l’attribuer à un brutal entêtement » Charles Darwin, op. cit.

Il y a fort à parier que l'équipage passa devant ces tristes contreforts rocheux avant de contourner le Lagon de Maricá. Darwin écrivit dans son Journal de Bord : « A la nuit tombante, nous passâmes au pied de l'une de ces massives collines de granite ». Probablement le Pedra Do Macaco, affleurement rocheux spectaculaire d'après les images disponibles sur le web. Puis il poursuivit : « Les derniers miles, la route sinuait en traversant une étendue désertique de marécages et de lagons ». La venda atteinte au terme de ce premier jour de voyage doit forcément se situer quelque part sur le rivage Ouest du Lagon de Maricá. Cela signifie que l'équipage aurait évité de poursuivre sa route entre les contreforts de la Serra do Camburi et le Lagon de Maricá. Sinon il aurait atteint la petite bourgade historique de Maricá, que Darwin aurait certainement alors mentionné dans son Journal de Bord. Sauf qu'il ne parle que d'une auberge atteinte après avoir cherché leur route entre les marécages et le lagon.

Second point important, le Lagon de Maricá se poursuit à l'Est en un enchevêtrement de cours d'eau, de marais et de lagunes séparant au Sud-Est le village de Maricá du littoral sablonneux. Ce qui rendait certainement toute voie de communication difficile, pour ne pas dire impraticable à l'époque. Je suppose donc qu'à partir du 9 avril 1832, l'équipage s'engagea sur la voie côtière sablonneuse, entre l'océan et les lagunes, qui se poursuit en direction de Cabo Frio. Cependant, l'auberge fréquentée au 8 avril dans la soirée ne doit pas encore se trouver en bordure de côte : « Le mugissement de la mer, située à une assez grande distance, trouble à peine le silence de la nuit » Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde. Elle se situait probablement à mi-chemin de la côte, le long de la rive Ouest du Lagon de Maricá. De plus, mon hypothèse semble confirmée par le tracé de l'ensemble des « Caminhos de Darwin », chemins inaugurés en 2009 à l'occasion du 200ème anniversaire de sa naissance. Ces voies permettent de rallier Niterói à Maricá en suivant le parcours présumé de Darwin. Or ces chemins balisés contournent le Lagon de Maricá par sa rive Ouest. Il s'agissait, pour l'époque, certainement du choix le plus pertinent de chemin pour les voyageurs s'engageant par la côte jusqu'à Macaé.

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