[1834] A la recherche du Caracara des îles Malouines

Le second séjour de Darwin aux Malouines fut également intéressant sur le plan ornithologique. Dans ses Notes Zoologiques, le jeune naturaliste britannique nous avait déjà rapporté ses observations lors du premier séjour, en mars 1833. Or voici une nouvelle liste de coches de la part de notre ornithologue préféré ! Rappelons que les descriptions de Darwin ne rapportent pas forcément une identification à l'espèce. Ce travail fut cependant achevé par John Gould dans les fascicules de la Zoologie du voyage du H.M.S. Beagle (part. 3, 1841). Or toutes ces espèces ne sont pas forcément évidentes à identifier de nos jours, en raison des nombreux remaniements que connut la taxonomie aviaire au cours des deux derniers siècles. Dans cet article, je vous propose de nous intéresser à un oiseau de proie de la famille des Falconidés, auquel Darwin fit référence aussi bien dans le Voyage d'un naturaliste autour du monde (1839) que dans la Descendance de l'Homme (1881). (Illustration de gauche : notre oiseau-mystère actuel, dont vous découvrirez le nom en fin d'article ! Crédits photo : The joy of all things / Wikipedia )

Parmi les espèces qui l'intriguèrent de plus au cours de son voyage, figurent bien entendu les rapaces. Aux îles Malouines, il eut notamment occasion d'observer l'Urubu à tête rouge (Cathartes aura) et le Caraca huppé (Caracara plancus ou Polyborus brasiliensis dans les Notes Zoologiques). Mais nous nous attarderons sur une troisième espèce remarquable, que Gould identifie sous le nom taxonomique de Milvago leucurus. Cet oiseau de proie de la famille des Falconidés ne manqua pas de fasciner Darwin, qui lui accorde même un paragraphe dans la Descendance de l'Homme (1881) :

« Je signalerai encore les quelques autres cas parvenus à ma connaissance, dans lesquels la femelle est plus brillamment colorée que le mâle, bien que nous n’ayons aucun renseignement sur le mode d’incubation. J’ai été très-surpris, en disséquant de nombreux Milvago leucurus des îles Falkland, de trouver que les individus aux teintes le plus accusées, et au bec et aux pattes de couleur orange, étaient des femelles adultes ; tandis que ceux à plumage plus terne et à pattes plus grises étaient des mâles ou des jeunes » Charles Darwin, La Descendance de l'Homme.

Les notes ornithologiques de John Gould d'après les observations de Darwin (1841) confirment sensiblement ce dimorphisme sexuel :

« Le plumage des deux sexes de cette espèce diffère d'une manière inhabituelle dans la famille à laquelle elle appartient. La description donnée dans tous les ouvrages systématiques ne s'applique, comme je l'ai constaté par dissection, qu'aux femelles âgées ; à savoir, le dos et la poitrine noirs, les plumes du cou portant une marque centrale blanche suivant la tige, les tectrices, avec une large bande blanche à l'extrémité ; les cuisses et une partie du ventre sont rouge roux ; le bec est « gris cendré », avec la cire et les tarses « orange hollandais ». Mâle de plus petite taille que la femelle : brun foncé ; avec la queue, les plumes pointues des épaules et la base des primaires, brun rouille pâle. Sur la poitrine, la partie de chaque plume qui est presque blanche chez la femelle est brun pâle : bec noir, cire blanche, tarses gris. Comme on peut le déduire de cette description, la femelle est un oiseau beaucoup plus beau que le mâle, et toutes les teintes, tant sombres que pâles, sont beaucoup plus prononcées. De ce fait, il me fallut longtemps avant de croire que les sexes étaient tels que décrits ici. Mais les Espagnols, qui s'occupent de chasser le bétail sauvage et qui (comme les habitants aborigènes de chaque pays) sont d'excellents observateurs pratiques, m'ont constamment assuré que les petits oiseaux aux pattes grises étaient les mâles des plus grands oiseaux aux pattes et à la cire de couleur orange, et aux cuisses au plumage roux » John Gould, Zoologie du voyage du H.M.S. Beagle (part. 3).

La taxonomie de ce rapace pose problème. En effet, Milvago leucurus n'est plus un nom binominal valide de nos jours, et il serait tentant de croire que Darwin fait ici une confusion avec Milvago chimango, un autre Falconidé qu'il eut également occasion de décrire au cours de son Voyage. Mais il n'en n'est rien, comme le confirme John Gould qui traite distinctement des deux espèces. De plus, Gould nous livre un indice fort intéressant, lorsqu'il révèle qu'une confusion taxonomique planait déjà sur cette espèce depuis sa découverte initiale lors des voyages de James Cook :

« La découverte par M. Gray du dessin original de Forster [Georg Forster, le fils du célèbre ornithologue, illustration ci-contre] portant le nom de F. leucurus, me paraît très heureuse, car il était indispensable que les noms sous lesquels il est mentionné dans la plupart des ouvrages ornithologiques, à savoir Falco ou Polyborus Novæ Zelandiæ, soient modifiés. Il n'y a pas, je crois, la moindre raison de supposer que cet oiseau ait jamais été trouvé en Nouvelle-Zélande. Tous les spécimens qui ont été apportés ces dernières années en Angleterre proviennent des îles Falkland ou de l'extrême sud de l'Amérique du Sud. De plus, la sous-famille à laquelle il appartient est exclusivement américaine ; et je ne connais aucun cas d'oiseau terrestre commun à ce continent et à la Nouvelle-Zélande. L'origine de ce nom spécifique, qui est si singulièrement inapproprié, car il tend à perpétuer une croyance qui constituerait une étrange anomalie dans la distribution géographique de ces oiseaux, peut s'expliquer par le fait que des spécimens ont été rapportés en Europe par les naturalistes au cours du second voyage du capitaine Cook, au cours duquel il a visité la Nouvelle-Zélande et y a fait une grande collection. Au cours du voyage de retour, cependant, Cook a jeté l'ancre dans le détroit de Christmas, en Terre de Feu, et également à Staten Land [Isla de los Estados] . Décrivant ce dernier endroit, il dit : « J'ai souvent observé des aigles et des vautours perchés sur les collines parmi les cormorans, sans que ces derniers, jeunes ou vieux, soient dérangés par leur présence. On peut se demander comment vivent ces oiseaux de proie ? Je suppose qu'ils se nourrissent de carcasses de phoques et d'oiseaux, qui meurent de causes diverses, et probablement pas en petit nombre, car ils sont si nombreux. » D'après cette description, je ne doute guère que Cook ait fait allusion au Cathartes aura et au Milvago leucurus, deux oiseaux qui habitent ces latitudes, comme nous le montrerons plus loin » John Gould, op. cit.

Or dans son Voyage d'un naturaliste autour du monde, Darwin rapporte les détails suivants : 

« Le Polyborus chimango est beaucoup plus petit que l’espèce précédente. C’est un oiseau véritablement omnivore, il mange de tout, même du pain, et on m’a affirmé qu’il dévaste les champs de pommes de terre à Chiloé, en arrachant les tubercules qu’on vient de planter. De tous les mangeurs de charogne, c’est lui qui quitte ordinairement le dernier le cadavre d’un animal ; bien souvent même, j’en ai vu, à l’intérieur des côtes d’un cheval ou d’une vache ; on aurait dit un oiseau dans une cage. Le Polyborus Novæ Zelandiæ est une autre espèce fort commune dans les îles Falkland » Charles Darwin, Voyage d'un naturaliste autour du monde.

La différenciation est donc très claire. Parmi les oiseaux de proie que Darwin observa en Amérique australe, il distingue très nettement le Milvago (Polyborus) chimango du Milvago leucurus (Polyborus Novæ Zelandiæ). Il n'en reste pas moins à retrouver le nom binominal actuel de ce Falconidé ! Revenons quelque peu sur les notes taxonomiques de Gould, qui répertoriait pas moins de quatre noms binominaux pour cette espèce : Falco leucurus, Falco (Polyborus) Novæ Zelandiæ, Falco australis et Circaëtus antarcticus. Sur le site web Avibase, nous avons une occurrence pour le protonyme Falco australis, désormais remplacé par le nom binominal Phalcoboenus australis. Nous tenons enfin notre oiseau ! Il s'agit donc du Caracara austral (Phalcoboenus australis) [Lien Oiseaux.net].

Revenons quelque peu sur ce remarquable Falconidé, charognard et opportuniste, que Darwin décrivait comme fort abondant et particulièrement téméraires face aux humains :

« Ils se nourrissent de cadavres et d’animaux marins ; sur les rochers de Ramirez ils doivent même demander toute leur nourriture à la mer. Extrêmement hardis, ils fréquentent le voisinage des maisons pour s’emparer de tout ce que l’on peut jeter au dehors. Dès qu’un chasseur tue un animal, ils se rassemblent autour de lui en grand nombre pour se précipiter sur ce que l’homme pourra abandonner et attendent patiemment, pendant des heures s’il le faut. Dès qu’ils se sont gorgés, leur jabot dénudé se gonfle, ce qui leur donne un aspect dégoûtant. Ils attaquent volontiers les oiseaux blessés ; un cormoran blessé, étant venu se reposer sur la côte, fut immédiatement entouré par plusieurs de ces oiseaux qui achevèrent de le tuer à coups de bec […] Ces oiseaux sont fort curieux et par cela seul aussi fort désagréables ; ils ramassent tout ce qui peut se trouver sur le sol ; ils transportèrent à un mille de distance un grand chapeau en toile cirée, ils enlevèrent aussi une paire des boules fort lourdes dont on se sert pour prendre le bétail […] Fort bruyants, ils poussent plusieurs cris aigus ; un de ces cris ressemble à celui du grolle anglais, aussi les pêcheurs de phoque leur ont-ils donné le nom de grolle » Charles Darwin, Voyage d'un naturaliste autour du monde.

Notons que les différentes informations fournies par Darwin au sujet du comportement de ce rapace sont confirmées par les différentes pages web consacrées à cet espèce. Sa hardiesse n'a d'égale que son intelligence, considérée particulièrement développée chez ce rapace. A tel point que certains ornithologues le considèrent comme l'espèce la plus intelligente de sa famille ! Il n'en demeure pas moins que le Caracaras austral, capable d'utiliser des outils pour résoudre des problèmes, est considérée de nos jours comme un modèle d'étude pertinent en cognition aviaire (Harrington et al., 2023). Mais le Johnny Rook des Falkland s'attira une si mauvaise réputation que le "démon volant" manqua de disparaître de l'archipel. Classé nuisible en 1908 à cause des dégâts qu'il provoquait sur le cheptel ovin, il fut chassé sans relâche, prime à la clé ! Heureusement, le Caracara austral bénéficie depuis 1964 de mesures de protection.

Qu'en est-il du dimorphisme sexuel signalé par Darwin et Gould ? Il semblerait que les deux naturalistes ne se soient un peu trop avancés à ce sujet. Si Darwin fait confiance aux témoignages des Gauchos pour appuyer les différences d'apparence entre les deux sexes, les couleurs grisâtres du bec et des pattes sont en réalité un critère propre aux juvéniles uniquement. Les adultes matures des deux sexes sont considérés comme semblables. Les dimorphismes sexuels notés par Darwin et Gould étaient-ils liés à de simples variations phénotypiques au sein de la population ? Intéressante question. Mais notons cependant pour leur défense que, dans les années 1830-40, très peu de spécimens de cette espèce avaient pu être étudiés. Les progrès ornithologiques deux siècles plus tard ne font que le confirmer. « La science va sans cesse se raturant elle-même. Ratures fécondes » écrivait Victor Hugo. Voilà qui conclue parfaitement cette affaire !

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