[1834] Le HMS Beagle et le chaos des îles Malouines

Pour la seconde fois, le HMS Beagle mouille dans la baie de Berkeley, face à la colonie de Port Saint-Louis dans les Malouines Orientales. Souvenez-vous, en mars 1833, le capitaine FitzRoy avait déjà trouvé la colonie récemment prise par la Royal Navy dans un triste état. Et un an plus tard, la situation actuelle n'est guère meilleure ! Mais revenons pour commencer sur l'histoire mouvementée de la colonisation des Malouines.


Port Louis par Conrad Martens, dessin réalisé le 14 mars 1834.


La seconde expédition du HMS Beagle fut également l'occasion pour l'Amirauté britannique de conforter la possession des îles Malouines. L'archipel n'eut de cesse d'attirer les tensions politiques dès lors qu'il fut colonisé pour la première fois en 1764 par l'explorateur français Louis Antoine de Bougainville. Une tension géopolitique qui perdure aujourd'hui encore ! Et si les français furent les premiers à coloniser l'archipel, ils ne furent pas les seuls. En effet, la petite colonie française de Port Saint-Louis en Malouines Orientales eut une lointaine voisine, puisque dès 1765, le capitaine anglais John Byron fonda Port Egmont en Malouines Occidentales !

Ces deux premiers établissements revinrent cependant à la couronne espagnole. Port Saint-Louis par le Pacte de Famille en 1766, Port Egmont prise par la force en 1770. La Grande-Bretagne et l'Espagne faillirent entrer en guerre en raison de ce casus belli ! Mais pour autant, Port Egmont fut recolonisé par les Anglais en 1774, qui l’abandonnèrent définitivement en 1776, non sans laisser une plaque revendiquant la possession de l'île.

Pendant ce temps, les Espagnols colonisent Port Saint-Louis qu'ils rebaptisent Puerto Soledad (1767), jusqu'à ce que la garnison espagnole soit transférée à Montevideo en 1811. Les Espagnols ne manquent pas de laisser également une plaque proclamant leur suzeraineté sur l'île. Décolonisé, l'archipel n'en reste pas moins doublement revendiquée. Mais pas pour autant dépeuplé ! Les îles sont désormais le domaine des chasseurs de baleines et de phoques, notamment les Américains qui utilisent l'archipel comme lieu de mouillage abrité et escale itinérante pour leurs navires chasseurs.

Alors que l'Amérique du Sud connaît la glorieuse période des Libertadores, les nouvelles nations désormais indépendantes de la couronne espagnole ne tardent pas à se souvenir de ces lointaines possessions. Les Provinces-Unies du Río de la Plata envoient en 1820 une frégate privée, l'Héroina, sous le commandement du colonel David Jewett, un corsaire américain. Jewett se livre à un acte de piraterie en capturant le navire portugais Carlota, mais une tempête endommage sa frégate et coule sa prise. Il se réfugie dans la baie de Berkeley, face à Port Louis. Sur place, il revendique la possession de l'archipel le 6 novembre 1820. Pour autant, l'établissement demeure fréquenté par les chasseurs de phoques et les baleiniers, fort indifférents aux manouvrières argentines ! Comme nous le verrons, le petit millier de marins itinérants mouillant dans les baies des Malouines joua, à sa manière, le rôle de troisième faction dans cette lutte de pouvoir !

Les Provinces-Unies du Rio de la Plata n'entendent pas renoncer aussi vite au contrôle des Malouines. En 1823, la jeune nation accorde des droits de pêche à Jorge Pacheco et Luis Vernet. Ce dernier parvient, non sans difficultés en raison du conflit en cours avec le Brésil, à établir une nouvelle colonie à Port Saint-Louis en 1828. Le gouvernement des Provinces-Unis accorde alors à Vernet la propriété des Malouines Orientales. Le 10 juin 1829, Luis Vernet est même nommé « commandant civil et militaire » ! Il se voit accorder le monopole de la chasse aux phoques, et entend bien tirer fortune de cet avantage commercial. Le consul britannique à Buenos Aires conteste cette décision, mais Vernet parvient à entretenir de bons rapports avec les Britanniques. En retour, ces derniers tolèrent sa présence, mais gardent un œil avide sur les Malouines Orientales. Toutes ces tractations ne sont guère du goût du consul américain ! Entre Argentins, Britanniques et Américains, le torchon peut brûler à tout moment pour ce lointain archipel.

L'affaire Vernet de 1831 manque bien de provoquer un casus belli entre ces trois factions. En effet, Vernet entend affirmer son contrôle économique par les armes, et capture en 1831 les navires américains Harriet, Superior et Breakwater. Vernet justifie sa prise en accusant leurs capitaines américains d'avoir enfreint ses restrictions sur la chasse aux phoques dans l'archipel. Les biens à bord des navires sont saisis et le Harriet ainsi que son capitaine retournèrent à Buenos Aires pour y être jugés. Vernet y retourne également afin de faire valoir ses droits durant le procès. En représailles, l'USS Lexington est dépêché sur place, mais le navire ne trouve sur place aucune preuve officielle de pirateries. Le commandant du Lexington ordonne cependant la destruction des armes et du dépôt de poudre de ala colonie. La colonie, qui ne compte alors qu'une quarantaine d'âmes, est embarquée à bord du Lexington. Il ne restent surplace que 24 personnes, principalement des gauchos et plusieurs Indiens Charrúa, qui continuèrent à faire du commerce pour le compte de Vernet.


La colonie de Port Louis, gravure de Conrad Martens. In : Narratives, FitzRoy (1839)


À la suite du raid de l'USS Lexington, le major Esteban Mestivier fut chargé par le gouvernement de Buenos Aires de créer une colonie pénitentiaire. Il arriva à destination le 15 novembre 1832, mais ses soldats se mutinèrent et le tuèrent. En réponse, le gouvernement de Buenos-Aires envoie la goélette ARA Sarandí, commandée par le major José María Pinedo, pour rétablir l'ordre. Ce que ce dernier exécute avec succès. Fin 1832, la situation est de nouveau stable aux Malouines.

Le pauvre Vernet eut beau avoir gain de cause auprès de la justice argentine et du consul britannique, il ne remit plus jamais les pieds aux Malouines. Pendant des décennies, lui et ses fils tentent d'obtenir un dédommagement officiel de la part du gouvernement américain. Mais en vain, l'affaire Vernet fut définitivement rejetée par le gouvernement Cleveland en 1885. Vernet finit sa vie ruiné par l'entreprise … Mais revenons à notre situation de 1832. Le rétablissement de l'autorité argentine en Malouines Orientales va rapidement tourner court ! En janvier 1833, le capitaine John James Onslow, commandant le HMS Clio et rejoint par le HMS Tyre, prend possession de l'île au nom de la couronne britannique. Onslow arrive à Puerto Louis le 2 janvier 1833. Le commandant signifie à Pinedo que le drapeau anglais remplacera désormais le drapeau argentin, et qu'il doit quitter les lieux sans aucune discussion. Pinedo songe à défendre Port Louis, mais doit rapidement abandonner l'idée, la plupart de ses soldats étant des mercenaires britanniques fidèles à leur pays ! C'est ainsi que le HMS Beagle entre dans la baie de Port Louis dans un contexte politique tendu, alors que l'Union Jack flotte depuis le 3 janvier 1833 au-dessus de la colonie.

Sur place, un irlandais du nom de William Dickson, fut nommé représentant britannique et doté d'un mât et d'un drapeau à arborer chaque fois que des navires se trouvaient au port. L'adjoint de Vernet, Matthew Brisbane, revient à Port Louis en mars 1833 et s'efforça de rétablir l'autorité économique de Vernet sur la colonie. Le HMS Beagle, qui se trouvait sur place à cette période, conforta Brisbane à poursuivre l'entreprise, tant qu'il s'agissait d'une activité privée et que les revendications de souveraineté argentines étaient oubliées.

Le Capitaine FitzRoy reprend le cours de son expédition. Il laisse derrière lui une colonie anglaise, dont l'économie demeure gérée à titre d'entreprise privée par l'adjoint de Luis Vernet. Mais cette situation ne va guère durer ! Brisbane se retrouve rapidement à court de liquidités, les billets à ordre qu'il émet sont dévalués, les Gauchos mécontents grognent d'autant plus ! En août 1833, sous la direction d' Antonio Rivero, une bande de Gauchos et indiens se déchaîne dans la colonie. Armée de mousquets par des chasseurs de phoques américains, la bande tue cinq membres de la colonie de Vernet, dont Dickson et Brisbane. Peu de temps après, les survivants s'enfuient de Port Louis, cherchant refuge sur l'île Turf dans le détroit de Berkeley jusqu'à leur sauvetage par le chasseur de phoques britannique Hopeful en octobre 1833.

En réponse, les britanniques dépêchent en janvier 1834 le HMS Challenger et débarquent sur place le lieutenant Henry Smith. Il est chargé de rassembler les criminels qui avaient commis le massacre d’août 1833 et de rétablir l’autorité britannique sur les îles. Il fut d'ailleurs le gouverneur de l'archipel jusqu’en 1838. Mais pour le moment, la situation de M. Smith demeure précaire, comme le décrit Darwin : « M. Smith, qui occupe les fonctions de gouverneur, est monté à bord et nous a rapporté des scènes si embrouillées de meurtres de sang froid, de vols, de pillages, de souffrances, de comportements si vils chez presque tous ceux qui ont respiré cette atmosphère, qu'il faudrait deux ou trois pages pour les décrire » Charles Darwin, Journal de Bord. Darwin désigne Antuco comme le meurtrier de Birsbane, il peut s'agir d'un complice ou d'une mauvaise compréhension phonétique du prénom Antonio. Mais pour autant, la situation n'est pas encore pacifiée aux Malouines ! Fin mars 1834, l'Adventure sous les ordres du Lieutenant Wickham (pour rappel, ce vaisseau est la Goélette qui accompagne le HMS Beagle) poursuit la cartographie de l'archipel. Pendant ce temps, le capitaine FitzEoy a mis aux fers plusieurs Gauchos qui projetaient d'assassiner M. Smith ! Le capitaine espère renvoyer deux des plus dangereux prisonniers à Rio de Janeiro. Preuve que l'autorité britannique ne tenait qu'à peu de choses …

D'ici le 7 avril prochain et le retour du HMS Beagle en Patagonie, Darwin aura occasion de parcourir les Malouines Orientales et de vivre le dur quotidien de ses Gauchos insulaires. Nous y reviendrons dans un prochain billet !

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