Darwin, un observateur social au regard critique contre l'esclavage (2/2)

Pour attaquer l'œuvre, il suffit de discréditer l'auteur. Et Darwin n'échappe malheureusement pas à cette règle. Vilipendé par ses adversaires de son vivant, le personnage est encore de nos jours la cible de rumeurs et calomnies. Une d'entre-elles consiste à lire dans l'Origine des Espèces une prise de position pro-esclavagiste du célèbre naturaliste. Le scandale s'appuie sur un extrait du chapitre VIII dans lequel Darwin s'intéresse à deux espèces de fourmis esclavagistes : Formica rufescens et Formica sanguinea. La traduction française de l'édition définitive de 1876, réalisée par Edmond Barbier, en est en partie responsable. En abusant de superlatifs hasardeux, le traducteur a laissé le champ libre à de malhonnêtes interprétations. Mais comment conclure à une justification darwinienne de l'esclavage dès lors que le lecteur s'intéresse plus attentivement à l'œuvre du célèbre naturaliste ?


Une maison d'esclaves au Brésil. Gravure colorisée du XIXème siècle.



« Instinct esclavagiste des fourmis. — Ce remarquable instinct fut d’abord découvert chez la Formica (polyergues) rufescens par Pierre Huber, observateur plus habile peut-être encore que son illustre père. Ces fourmis dépendent si absolument de leurs esclaves, que, sans leur aide, l’espèce s’éteindrait certainement dans l’espace d’une seule année [...] Si nous ne connaissions aucune autre espèce de fourmi douée d’instincts esclavagistes, il serait inutile de spéculer sur l’origine et le perfectionnement d’un instinct aussi merveilleux ».


Charles Darwin, L'Origine des Espèces (6ème édition – 1876).



L'objet du scandale tient en cinq pages consacrées à l'éthologie des fourmis esclavagistes. Que le lecteur distrait se limite aux adjectifs tirés de cet extrait, et un peu de paresse intellectuelle lui inspirera de fallacieux jugements. Edmond Barbier, dans traduction française, abuse de superlatifs tels que « merveilleux » au lieu de « prodigieux ». Cependant, à la lumière de cette traduction, l'extrait ci-dessus peut sonner comme une douteuse métaphore animalière au service de l'esclavage. C'est hélas ce raccourci fallacieux que Colette Guillaumin empreinte lorsqu'elle prête à l'Origine des Espèces une justification naturaliste de l'esclavage. Mais de là à imputer à Darwin, comme le fit l'historien des sciences André Pichot, la responsabilité du nazisme, l'escalade n'a plus de limites ! Pourtant, n'ayons pas peur de l'écrire, accuser Darwin de telles calomnies revient à négliger son œuvre et sa biographie. Comment conclure à l'apologie de l'esclavage par l'exemple de ces fourmis qui, le juge pourtant Darwin, « dépendent si absolument de leurs esclaves, que, sans leur aide, l’espèce s’éteindrait certainement dans l’espace d’une seule année » ? Comment accuser d'accointances avec la traite négrière un homme qui de son vivant, n'eut de cesse de dénoncer la cruauté de l'esclavage ? Aucune argumentation ne tient, si ce n'est une mésinterprétation grossière.

Et pourtant, l'accusation circule encore de nos jours, désormais véhiculée de manière malhonnête par des internautes créationnistes. Car non seulement l'hypothèse est fausse, mais l'engagement de Darwin contre l'esclavage ne fait aucun doute auprès de ses biographes. Chez les Darwin-Wedgwood, l'abolition de l'esclavage fut même un combat familial. Son grand-père Erasmus Darwin (1731-1802) ainsi que son père Robert Darwin (1766-1848) étaient des libéraux (whigs), donc fervents partisans de l'abolition. Son grand-père maternel Josiah Wedgwood fit produire en 1787 un médaillon d'inspiration abolitionniste, frappé de la devise « Ne suis-je pas un homme et un frère ? » en soutien à la lutte contre l'esclavage. Ce médaillon servit de symbole à la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade, créée cette même année en Grande-Bretagne pour lutter contre la traite négrière. Il fut également repris comme modèle de la "Société des amis des noirs" française fondée en 1788.



Un exemplaire du médaillon, exposé au Brooklyn Museum


Dans le premier volet de cet article, je m'étais penché sur le témoignage très critique du jeune Darwin face aux sociétés tropicales esclavagistes de son époque. A Bahia en 1832, il rencontra le personnage du capitaine Paget, jeune commandant du HMS Samarang ayant ordre d'arraisonner les navires trafiquants d'esclaves. Darwin fut séduit par l'engagement de cet officier contre la traite négrière. Durant son périple de Rio de Janeiro jusqu'à Macaé, ses dernières illusions concernant l'esclavage volèrent en éclats alors que se révélait devant lui toute la cruauté de cette domination de l'homme. Dès lors, il n'eut de cesse de dénoncer ce qu'il considérait comme un crime porté à l'humanité toute entière. Le voyage du Beagle s'inscrit d'ailleurs en plein contexte de la lutte contre l'esclavage du XIXème siècle. L'Angleterre abolit la traite négrière en 1807. Sous l'impulsion franco-britannique, le Congrès de Vienne la déclara illégale en 1815. Pourtant, les historiens estiment que deux millions de déportés furent asservis au cours du XIXème. Rien qu'en 1829, la traite clandestine fit plus de cent mille victimes. Pour lutter contre les contrebandiers d'esclaves, un accord franco-britannique autorisait en novembre 1831 leurs marines respectives à visiter les navires suspects. C'est dans ce contexte que fut missionné le HMS Samarang sous les ordres du capitaine Paget.

Le 26 juillet 1833, la Chambre des Communes vota l'abolition graduelle de l'esclavage dans toutes les colonies britanniques. C'était le terme d'un long débat politique en Angleterre. Dans une lettre adressée le 2 juin 1833 à John Maurice Herbert, un ancien camarade de Cambridge, Darwin commentait avec enthousiasme la tournure politique précédant le vote historique de la Chambre des Communes : « Hourra pour les honnêtes Whigs ! » s'exclamait-il. « J'ai suffisamment vu de l'esclavage et des dispositions des nègres pour être entièrement dégoûté des mensonges et des insanités que l'on entend à ce sujet en Angleterre ». Le processus graduel est prévu pour se terminer le 1er août 1840. Mais malgré de confortables indemnisations prévues pour les planteurs (20 millions de livres sterling), la mesure eut durant cette période toutes les peines du monde à rentrer en vigueur dans les plantations.



J.B. Debret, « L'esclavage au Brésil » (1834).


Alors que l'élan abolitionniste gagne peu à peu les colonies et nations américaines, Darwin est au Brésil, pays servant de plateforme majeure à la traite négrière illégale, et ce 17 ans après le Congrès de Vienne. L'esclavage ne fut d'ailleurs aboli au Brésil que le 13 mai 1888 par la « loi Áurea ». Durant son séjour brésilien, Darwin acquit certitude que l'esclavage avilit les sociétés humaines plus qu'il ne les sert. Les anecdotes dénonçant l'esclavage sont ainsi nombreuses dans son Journal de Bord tout comme dans son Voyage d’un naturaliste autour du monde. Au cours d'un précédent billet relatant son voyage de Rio de Janeiro à Macaé, j'avais eu l'occasion de rapporter l'incident de la plantation de Mr. Lennon qui choqua profondément Darwin. Un autre événement, survenu alors qu'il traversait le Rio Macaé, souligne une fois de plus toute la cruauté de l'esclavage tel que put l'observer Darwin :


« Pendant mon séjour dans cette propriété, je fus sur le point d’assister à un de ces actes atroces qui ne peuvent se présenter que dans un pays où règne l’esclavage. [...] Je vais rapporter une anecdote bien insignifiante qui me frappa plus qu’aucun des traits de cruauté que j’ai entendu raconter. Je traversais un bac avec un nègre plus que stupide. Pour arriver à me faire comprendre, je parlais haut et je lui faisais des signes ; ce faisant, une de mes mains passa près de sa figure. Il crut, je pense, que j’étais en colère et que j’allais le frapper, car il abaissa immédiatement les mains et ferma à demi les yeux en me lançant un regard craintif. Je n’oublierai jamais les sentiments de surprise, de dégoût et de honte qui s’emparèrent de moi à la vue de cet homme effrayé à l’idée de parer un coup qu’il croyait dirigé contre sa figure. On avait amené cet homme à une dégradation plus grande que celle du plus infime de nos animaux domestiques. »


Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde.


Comment ne pas songer en lisant Darwin, au fameux dialogue de Voltaire entre Candide et le Nègre de Surinam ? Le parallèle est d'autant plus frappant que si Voltaire rapportait dans son conte philosophique toute la cruauté de l'esclavage, alors que Darwin en fut le témoin direct.


« En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh ! mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? — J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. — Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? — Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : « Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. » Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, et les perroquets, sont mille fois moins malheureux que nous ; les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible. »


Voltaire, Candide ou l'Optimisme (1759).





De retour en Angleterre, Darwin n'en eut pas fini avec l'esclavage. Durant la Guerre de Sécession (1861-1865), il prit parti pour les Nordistes. Darwin correspondit longuement durant cette période avec le botaniste américain Asa Gray avec qui il partageait les positions abolitionnistes. La fin de l'esclavage justifiait même à ses yeux les plus grands sacrifices du monde : « Quelques-uns, et j'en fais partie, en exhortent même Dieu, que même au prix de millions de vies, le Nord proclame une croisade contre l'esclavage. En fin de compte, un million de morts horribles serait une ample compensation pour cette cause de l'humanité. » Correspondance à Asa Gray, 5 juin 1861. Pour autant, Darwin déplorait le peu d'engagement de ses concitoyens pour ce conflit abolitionniste : « Je crains qu'il soit vrai que de très nombreux Anglais ne se soucient plus vraiment de l'esclavage » Correspondance à Asa Gray, 19 janvier 1863.

Darwin et Gray échangèrent tout autant sur la position diplomatique du Premier Ministre anglais Palmerston. Gray regrettait la sympathie anglaise pour le camp sudiste, quand bien même la question de l'esclavage empêchât un soutien officiel. Darwin, quant a lui, avait certainement pris au sérieux les menaces diplomatiques de Lincoln qui, en 1862, promettait une guerre totale à l'Angleterre si celle-ci soutenait ouvertement la Confédération : « Il y a deux jours un homme charmant, enthousiaste partisan du Nord, Mr Laugel, me confiait qu'il ne pensait pas que vous nous attaquerez, nous et le Canada» Correspondance à Asa Gray, 19 avril 1865. Mais pour autant, la fin de l'esclavage américain lui apporta une joie des plus vives : « Je déclare que je ne peux à peine encore réaliser le grand et magnifique fait que l'esclavage prenne fin votre pays » Correspondance à Asa Gray, 16 avril 1866. Une joie d'autant plus forte que Darwin avait, au fil des années, fini par désespérer qu'une telle victoire éthique et morale éclaterait de son vivant : « Comme je me souviens avoir redouté que l'esclavage prospérerait pendant des siècles encore dans vos États du Sud ! » Correspondance à Asa Gray, 15 août 1865.



Gravure symbolisant le Freedmen's Bureau, agence du gouvernement fédéral des Etats-Unis (1865-72) dont le but était d'aider les réfugiés affectés par la guerre de Sécession et les Afro-Américains affranchis dès 1865 par le 13ème Amendement de la Constitution.


L'accusation portée contre Darwin de soutenir l'esclavage au XIXème siècle est une des inepties les plus grotesques jamais propagées à l'encontre du naturaliste. Dans ces deux billets de blog, je me suis attaché à démontrer que non seulement cette rumeur est fausse, mais que Darwin fut tout au long de sa vie un partisan engagé dans la lutte contre l'esclavage. Que ce soit dans sa correspondance ou dans sa production bibliographique, il ne manqua jamais une occasion de dénoncer cette « domestication de l'homme par l'homme ». Porter de telles accusations envers sa mémoire est donc malhonnête. Mais les raisons d'une telle calomnie à son égard ne le sont-elles pas tout autant ?


Bibliographie consultée :

Tort, Patrick. (2018) Darwin n'est pas celui qu'on croit. (2nde édition). Editions du Cavalier Bleu, Paris, 175 p.



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