Darwin et l'Empereur Pierre II du Brésil
Les critiques sociales de Darwin font aussi écho à la misère qui remplit les rues de Bahia. En ce début de XIXème siècle, les promesses d'un eldorado brésilien attirent encore les migrants. Après avoir accédé à l'indépendance, le Brésil peine à sortir définitivement du giron du Portugal. De l'instabilité politique nationale est né l'Empire brésilien, incarné par la figure de l'Empereur Pierre 1er. Mais ce dernier abdique le 7 avril 1831 pour revendiquer le titre de Roi du Portugal, et engage ses forces dans une terrible guerre civile, dont il triompha en mai 1834. Il finit par mourir de la tuberculose en 1834. Le trône revint à son fils Pierre II, alors âgé de 5 ans, trop jeune pour gouverner. Durant le voyage de Darwin au Brésil, une régence est alors en charge du trône impérial, dans l'attente de la majorité du nouvel Empereur du Brésil.
L’acteur Selton Mello dans le rôle de l’empereur Pierre II (Photo : capture d’écran TV Globo) |
L'Empereur Pierre 1er avait déjà à l'époque compris l'intérêt d'une bonne propagande pour attirer l'émigration européenne au Brésil, quitte à duper les candidats au voyage avec de vaines promesses de richesse. L'influence britannique sur le Brésil étant également une des conséquences complexes de son indépendance, bon nombre de sujets britanniques décidèrent de répondre à l'appel du monarque brésilien et partirent rejoindre le Nouveau Monde. Pour beaucoup, la désillusion fut rude. Darwin rencontre un de ces destins brisés en la présence de son jeune guide à Bahia, un garçon irlandais âgé de 13 ans. Alors qu'il le conduit dans une visite des églises de la ville, le jeune garçon lui raconte qu'il a enterré son père voici deux mois, et travaille désormais comme messager pour subvenir aux besoins de sa mère et de sa sœur. Le tragique destin de ce jeune compatriote ne peut qu'émouvoir Darwin, alors que le Brésil est considéré pour l'époque comme la première puissance d'Amérique du Sud.
Le règne achevé de Don Pedro, alias Pierre 1er, a certes poussé le pays vers l'industrialisation et la démocratie, mais au prix de nombreux sacrifices et de fausses promesses dont la famille de ce jeune garçon irlandais fut victime. Et si l'abdication de l'Empereur fut pour le moins mouvementée, l'Empire brésilien demeura uni. La presse est libre (autant que peut se faire à l'époque), les libertés fondamentales des citoyens sont respectées, et des élections sont régulièrement organisées. Une différence de taille face aux pays voisins, gangrénés par la corruption, l'instabilité politique permanente et les fréquentes guerres civiles. N'en demeure pas moins la question de l'esclavage, un des moteurs de l'économie brésilienne, et que l'agonisant Pierre 1er exhorte à abolir dans son testament politique1 : « L’esclavage est un mal et une attaque contre les droits et la dignité de l’espèce humaine, mais ses conséquences sont moins nuisibles à ceux qui souffrent en captivité qu’à la Nation dont les lois permettent l’esclavage. C’est un cancer qui dévore sa moralité »
Alors que l'appel solennel de Pierre 1er (1834) en faveur de l'abolition de l'esclavage ne fut pas entendu, son fils continue le combat de toutes ses forces politiques. Mais sans réel succès pendant des décennies. Pourtant, le commerce d'esclaves est aboli durant la Régence. Cependant dans les faits, il se pratique toujours, organisé par les riches propriétaires terriens sous la forme d'une contrebande organisée. Les Britanniques avaient aboli la traite d'esclave depuis le 2 mars 1807, et patrouillaient en Atlantique pour arraisonner les navires pratiquant encore ce commerce (comme en témoigne la présence du HMS Samarang à Bahia en 1832). Or, il fallut attendre le 26 juillet 1833 pour qu'enfin la Chambre des Communes vote une loi abolissant progressivement l'esclavage dans toutes les colonies britanniques. Le sujet ne manqua pas de faire débat à Londres, l'esclavage ayant alors de nombreux partisans, comme l'anecdote de FitzRoy à ce sujet nous le rappelle.
Une maison d'esclaves au Brésil. Gravure colorisée du XIXème siècle. |
Durant son séjour au Brésil en 1832, Darwin n'a pas encore connaissance de ces futurs événements, ni du tempérament progressiste qui anima l'Empereur Pierre II une fois au pouvoir. Aussi ne peut-il que se fier à ses observations sociologiques d'une société brésilienne en pleine Régence. La brutalité de l'esclavage le marqua fortement, aussi garda-t-il une très mauvaise image de la société esclavagiste brésilienne. Or l'Empereur Pierre II fit fructifier durant son règne le fragile héritage abolitionniste de son père, et ses prises de position progressistes séduisirent Charles Darwin des années plus tard. En effet, l'Empereur Pierre II était lui aussi un fervent partisan de l'abolition de l'esclavage, de l'éducation du peuple, et de la promotion de la culture et des sciences. Pensez-donc, l'Empereur du Brésil avait même un "fan-club" d'intellectuels et savants européens ! S'y retrouvaient Charles Darwin, mais aussi Victor Hugo, Friedrich Nietzsche, Richard Wagner, Louis Pasteur, Jules Verne, Alexander Graham Bell, et bien d'autres ! Cet Empereur superstar des penseurs du XIXème siècle n'en eut pas moins un règne tourmenté, durant lequel il dut sans cesse garantir l'unité de l'Empire. Peut-être est-ce pour ces raisons qu'il ne parvint pas à faire triompher ses idéaux abolitionnistes durant les premières années de son règne.
La question de l'esclavage fut même un sujet géopolitique majeur au Brésil. Dans les années 1840, la Royal Navy soucieuse de faire valoir les intérêts britanniques au Brésil s'employait à lutter contre la contrebande brésilienne d'esclaves. Mais les malheureux captifs n'étaient pas pour autant libérés par les navires britanniques, et se retrouvaient enrôlés dans des plantations des Caraïbes où bien qu'affranchis, étaient soumis à des travaux forcés. Au Brésil, l'esclavage se poursuivit jusqu'en 1887, date à laquelle la Loi d'Or y met enfin un terme définitif. « Quel grand peuple ! Quel grand peuple ! » se félicita l'Empereur Pierre II. Mais en 1889, l'Empire s'écroule suite à un coup d'état républicain. l'Empereur rejeta toute mesure visant à réprimer la révolte : « S'il en est ainsi, je prendrai ma retraite, j'ai assez travaillé et je suis fatigué ; je vais aller me reposer ». Un grand personnage abolitionniste et progressiste s'incline pacifiquement devant le peuple. S récompense en fut pour autant cruelle : on l'exila, lui et la famille impériale. Les grands hommes ne sont pas toujours récompensés de leur vivant, hélas.
1 Fernando Jorge, "Os 150 anos da nossa independendência", Rio de Janeiro, Mundo musical, 1972.
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