Darwin souffrait-il d’une maladie génétique mitochondriale ?

Toute sa vie, Charles Darwin a souffert de symptômes invalidants. Dès ses études de médecine à l'Université d’Édimbourg, il se plaint d'états nauséeux et de vomissements excessifs dès lors qu'il est choqué par les cours de chirurgie. A Cambridge, il se couvre régulièrement de plaques d'eczéma et connaît deux épisodes incapacitants de fatigue extrême. Ses maux de tête sont également fréquents et il souffre occasionnellement de palpitations cardiaques. Alors que ses symptômes rejaillissent fin 1831 à Plymouth, il redoute de consulter un médecin ou de demander l'avis de son père, le Dr. Robert Darwin, de peur qu'ils ne lui déconseillent de rejoindre l'expédition du Beagle. Mais hélas pour lui, à bord du HMS Beagle, son mal de mer est parfois si violent qu'il dépasse l'inconfort nauséeux. Il est obligé à plusieurs reprises de rester dans son hamac ou de s'allonger à même le sol de sa cabine pendant de longs jours de souffrance. Lors de son séjour au Chili à Valparaiso, il dut même de tenir le lit pendant plusieurs semaines suite à une crise aigue.

Après son voyage à bord du HMS Beagle, son état de santé ne s'améliora pas. Il était souvent victime de migraines et souffrait de fièvres paratyphoïdes. Après son mariage en 1839, son état de santé se dégrada, au point qu'il dut renoncer aux expéditions naturalistes sur le terrain. Lui et son épouse quittèrent Londres pour s'installer à Downe, dans le Kent, où ils espéraient qu'un air meilleur lui permettrait de recouvrir la santé. Mais le résultat escompté ne se produisit pas. Toute sa vie d'adulte, il connut des palpitations, crises d'angoisse, nausées et haut-le-cœur, ainsi que de violentes douleurs abdominales, sueurs et vertiges. Les plus violentes crises lui provoquaient de telles sensations d'agonie qu’il en développait des épisodes d'hystérie. Vers la fin de sa vie, il présentait également des crises de paralysie partielle, d'aphasie ou encore d'amnésie. Il mourut cependant d'une maladie coronarienne, et non de cette longue liste de symptômes incapacitants.

Bon nombre de diagnostics furent posés, de son vivant comme à titre post-mortem. Ses correspondances privées parlent de maladie de la « goutte » comme de dyspepsie (troubles digestifs). Le sujet passionne le corps médical, puisque plus d’une quarantaine de diagnostics différents ont été publiés ! Il fut supposé à tort que Darwin avait contracté la maladie de Lyme dès son enfance, alors qui s’amusait à parcourir librement les bois aux alentours du domicile paternel. De même, certains auteurs lui ont attribué des maladies parasitaires tropicales contractées durant le voyage du Beagle, comme la maladie de Chagas. D’autres encore ont suspecté un empoisonnement à l’arsenic, utilisé alors comme fortifiant. Sans réelles évidences à l’appui. Enfin, le Pr. Michael Fitzgerald proposa en 2009 que Darwin présentait des traits associés au spectre de l'autisme et posa le diagnostic d'un syndrome d'Asperger. Cette hypothèse permet d'expliquer l'intérêt brillant de Darwin pour les sciences naturelles, mais n'est pas pour autant la causalité de l’ensemble des symptômes relevés.

De manière plus prosaïque, certaines hypothèses avancent que Darwin était tout simplement hypocondriaque. Certains symptômes sont reliés à des états psychologiques de dépression ou de deuil traumatique lié à la perte de sa mère à l'âge de 7 ans. Les interprétations freudiennes foisonnent également ! Mais Darwin n’était pas simulateur. Ses syndromes étaient avant tout somatiques et non psychogènes, bien qu’ils eurent des conséquences indéniables sur son état psychique. Le Dr. Edward Wickstead Lane (1823-1889), que Darwin consulta régulièrement, résumait ainsi l’état de santé de son patient : « In the course of a long professional experience I have seen many cases of violent indigestion, in its many forms, and with the multiform tortures it antails, but I cannot recall any where the pain was so truly poignant as in his. When the worst attacks were on he seemed almost crushed with agony, the nervous system being severely shaken and the temporary depression resulting distressingly great » Lettre du Dr. E. W. Lane au Dr. B. W. Richardson, 1882, [En Ligne].

Dans un article publié par la revue Genetics (2013), John Hayman propose un tout autre diagnostic, basé aussi bien sur les symptômes de Darwin que sur les cas connus de maladies familiales dans son ascendance. Selon lui, le célèbre naturaliste souffrait d’un syndrome MELAS (Mitochondrial Encephalomyopathy, Lactic Acidosis, Stroke-like episodes), une maladie mitochondriale héréditaire. Hayman & Finsterer (2021) ont approfondi ce diagnostic et relient ce syndrome MELAS aux symptômes neurologiques de Darwin. Enfin, Hayman & Finsterer (2022) ont résumé l'impressionnante liste de diagnostics précédemment publiés dans la littérature scientifique. En mettant de côté le syndrome d'Asperger qui ne relève pas de cette analyse médicale, les chercheurs concluent que seule une maladie d'origine mitochondriale permet d’expliquer la plupart des symptômes somatiques connus.

La description clinique de cette maladie neurométabolique rare correspond à la plupart des symptômes connus de Darwin. Mais si le syndrome MELAS pourrait même expliquer certains troubles du spectre autistique, il faut interpréter ceci avec prudence. Car il serait faux d'insinuer que le syndrome d'Asperger serait forcément lié à un génotype mitochondrial. Cependant, les symptômes gastriques, cardiaques et neurologiques décrits chez Darwin, tout comme ses troubles neurologiques voire ses états psychologiques, coïncident fortement avec un syndrome MELAS. Encore plus saisissant, cette maladie génétique est bien héréditaire. Or un examen de l'arbre généalogique de Darwin suggère une transmission génétique sur au moins deux générations. Il n'est pas forcément aisé de dresser un portrait médical de chaque ascendant de la famille Darwin-Wedgwood. Cependant, l'arbre généalogique proposé par Hayman (2013) rapporte plusieurs cas de syndromes MELAS sévères. La nièce de Darwin, Mary Anne Wedgwood, mourut à l'âge de huit ans d'un cas typique de syndrome MELAS. La mère de Darwin, Susannah Wedgwood de son nom de jeune fille, mourut très probablement d'un syndrome MELAS. Son frère et oncle de Charles Darwin, Thomas Wedgwood, présentait lui aussi plusieurs signes cliniques d'un syndrome MELAS sévère. Il mourut d'une surdose d'opium, peut-être liée à une médication trop brutale contre ses douleurs chroniques.

Les mitochondries sont des organites cellulaires transmis uniquement par la mère. Elles sont impliquées dans le métabolisme énergétique et possèdent leur propre ADN mitochondrial. Le génome mitochondrial mute plus fréquemment que le génome nucléaire. Au sein d'une cellule eucaryote, les populations de mitochondries de phénotypes « sauvage » ou « mutants » sont variables, générant une phénomène d'hétéroplasmie. Les mitochondries se divisent indépendamment de la division cellulaire. Cependant, elles se répartissent aléatoirement dans chaque cellule-fille au cours de la mitose comme de la méiose. Le taux d'hétéroplasmie au sein de chaque cellule somatique comme germinale varie donc considérablement. Pour cette raison, chaque ovule peut présenter un taux différent de mitochondries mutantes. Cette forte hétéroplasmie explique pourquoi, alors que la transmission héréditaire de cette maladie est maternelle, les enfants de la famille Darwin-Wedgwood ne présentaient pas tous le même degré de syndromes MELAS.



Arbre généalogique de la famille Darwin-Wedgwood selon les cas de syndrome MELAS (réalisation G. CALU)


Susannah Wedgwood, la mère de Charles Darwin, aurait transmis le syndrome MELAS à ses enfants. La mutation du génome mitochondrial la plus fréquente (80 % des cas) est la mutation A3243G, sur le gène mitochondrial MT-TL1. Ces mutations entraînent un dysfonctionnement de l'ARN de transfert mitochondrial de la leucine tRNA Leu(UUR), à l'origine d'altérations de la synthèse des protéines mitochondriales. En conséquence, le fonctionnement normal de cet organite est compromis. La reconstitution de l'arbre généalogique de la famille Darwin-Wedgwood laisse entendre qu'il pourrait s'agir d'une mutation mitochondriale apparue chez Sarah Wedgwood, la grand-mère maternelle de Charles Darwin. Le phénomène d'hétéroplasmie permet ensuite d'expliquer la gravité variable de la maladie dans sa filiation. Selon Hayman (2013), les syndromes de sa fille Mary Anne Wedgwood étaient typiques d'une forme sévère de MELAS liée à cette mutation ponctuelle. Josiah II Wedgwood, le frère de Susannah Wedgwood, mourut de la maladie de Parkinson qui peut être aussi reliée à un syndrome MELAS (Sandoval et al., 2021). Au sein de la fratrie de Charles Darwin, son frère aîné Erasmus Darwin acheva ses études de médecine à l'Université d’Édimbourg mais ne put jamais pratiquer, en raison de douleurs et fatigues chroniques. Il est fort probable qu'Erasmus présentait un plus faible taux d'hétéroplasmie que son frère cadet. Même hypothèse concernant Carline et Marianne Darwin, qui présentaient des formes plus légères de la maladie, en relation avec des symptômes neuro-comportementaux. Nous ignorons si Emma et Susan développèrent des symptômes particuliers, mais il est probable que les taux d'hétéroplasmie étaient encore plus faibles chez ces deux sœurs.

D'après Hayman (2013), Charles Darwin présentait le plus fort taux d'hétéroplasmie mitochondriale. Il épousa le 29 janvier 1839 sa cousine Emma Wedgwood, fille de Josiah II Wedgwood. Aucun de leurs enfants ne présenta de syndrome MELAS. Et pour cause, les mitochondries paternelles ne sont pas transmises lors de la fécondation. Si Josiah II Wedgwood souffrait peut-être un léger syndrome MELAS, sa fille Emma Wedgwood hérita des mitochondries saines de sa mère Elizabeth Allen. Emma les transmit à son tour à ses enfants. Malheureusement, la filiation de Charles Darwin présenta divers problèmes de santé, dont le décès à l'âge de deux ans de son plus jeunes fils. Cependant, il faut plutôt y voir ici la conséquence de la consanguinité familiale, plutôt qu'un quelconque symptôme MELAS.


Bibliographie :

Hayman, J. (2013). Charles Darwin's Mitochondria. Genetics, 194, p. 21-25.

Hayman, J. ; Finsterer, J. (2021). Charles Darwin's Mitochondrial Disorder : Possible Neuroendocrine Involvement. Cureus, 13(12), 8 p.

Hayman, J. ; Finsterer, J. (2022). Diagnoses for Charles Darwin's Illness : A Wealth of Inaccurate Differential Diagnoses. Cureus, 14(11), 14 p.

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