[1832] La luxuriante forêt tropicale de Bahia

« Le ravissement que l'on éprouve en de tels moments éblouit l'esprit ». Ce sont par ces mots écrits dans son Journal de Bord que Darwin résume son arrivée à Salvador de Bahia, le 28 février 1832. Le jeune naturaliste qui rêve de paysages tropicaux depuis plusieurs années n'en finit pas de s'émerveiller devant cette nature luxuriante. « Si l'oeil tente de suivre le vol d'un papillon éclatant, il est attiré par quelque arbre ou quelque fruit inconnu ; si l'on observe un insecte, on l'oublie à la vue de la fleur plus étrange encore sur laquelle il se meut ». Fortement inspiré par les descriptions de Humboldt « Pour l'instant je ne suis capable que de lire Humboldt », le jeune Darwin entame son séjour à Bahia sous l'influence du grand naturaliste et aventurier allemand. « Comme un autre soleil, il illumine tout ce que je vois ».


Forêt vierge au bord du Rio Bonito, Brésil, gravure de Charles de Clarac (1819)


Dès le 29 février, Darwin peut débarquer et en profite pour explorer la proche forêt tropical. Son ravissement est immense. « A qui aime l'Histoire naturelle, une telle journée apporte un plaisir si intense qu'il n'en connaîtra peut-être jamais de semblable » Charles Darwin, op. cit. Trempé par un orage tropical, il comprend très vite quelles conditions sont à l'origine de ce biome enchanteur : chaleur et forte humidité. Plus précisément, Darwin visite alors la forêt atlantique (ou mata atlântica), qui correspond à un biome spécifique de forêt tropicale humide, localisée le long de la côte brésilienne. Ce biome couvrait à l'origine environ 100.000 km². Désormais fortement dégradée, elle s'étend du Paraiba jusqu'en Uruguay. En Amérique du Sud, Darwin ne visita que ce biome forestier tropical. Le HMS Beagle ne remontant pas le fleuve Amazone, il ne pénétra pas dans le vaste biome amazonien, situé pour sa part au Nord-Ouest de la région de Bahia. En fin observateur, Darwin va rapidement intégrer ces données climatiques à ses prospections géologiques, botaniques et zoologiques pour proposer une lecture du paysage forestier. Mais ses premiers pas dans ce biome tropical sont surtout empreints d'une forte émotion. « Le paysage brésilien n'est ni plus ni moins qu'une vision des Mille & une Nuits, avec l'avantage d'être réel » Charles Darwin, op. cit.

Sa contemplation est telle que ses premiers relevés naturalistes sont bien maigres, tant il est subjugué par la beauté de cette nature tropicale ! « En voyant le peu que j'ai accompli durant ces deux derniers jours, j'ai vraiment honte de moi : quelques insectes et quelques plantes, c'est tout » écrit-il les 2 & 3 mars 1832. Aussi le 5 mars 1832, accompagné de l'Aspirant King, décide-t-il de réaliser une longue promenade naturaliste pour rattraper son retard. S'enfonçant dans l'arrière-pays, ils visitent plusieurs domaines agricoles organisés en polycultures. « L'une des grandes supériorités que possède le paysage tropical sur celui de l'Europe est son caractère sauvage, lors même qu'il s'agit d'un sol cultivé » Charles Darwin, op. cit. Darwin est fasciné par les arbres fruitiers et les cultures maraîchères tropicales. Il note avec intérêt la présence de cocotiers, bananiers, plantains, orangers, et papayers entourant des plantations de maïs, d'igname et de manioc. « Le fait de savoir que tout contribue à la subsistance des hommes accroît beaucoup le plaisir de contempler cette sorte de panorama ».


Végétation typique de la forêt atlantique tropicale au Brésil. Crédits : Wikipedia


La polyculture consiste de cultiver plusieurs espèces de plantes dans une même exploitation agricole, ou plus largement dans une région naturelle. De toute évidence, ce terme agronomique s'applique à la vallée cultivée que nos deux compagnons viennent de traverser. L'agroforesterie tropicale en polyculture, souvent associé à un élevage extensif, se présente aujourd'hui comme une solution concrète pour limiter les intrants & pesticides tout en favorisant la biodiversité. Darwin aurait été fasciné par les recherches actuellement menées par les agronomes et écologues, et il aurait certainement posé un regard critique sur la crise actuelle de la biodiversité.

Si ses observations décrivent une polyculture tropicale, notre jeune naturaliste n'en reste pas moins focalisé sur la richesse spécifique de ces plantations. King tire quelques oiseaux tropicaux et Darwin abat un gros lézard. Malheureusement, les espèces prélevées ne sont pas décrites. Il est fort probable que le lézard ait d'ailleurs servi de repas pour nos deux compagnons. Dans ses Notes Zoologiques, Darwin s'étonne de ne croiser que que peu d'espèces aviaires. Parle-t-il uniquement de contacts visuels ? Il faut bien reconnaître que les insectes occupent bien plus son attention. Il note que des Hémiptères du genre Cicada, auquel appartiennent nos fameuses Cigales grises, saturent l'ambiance sonore des forêts tropicales. Les couleurs chatoyantes des papillons le fascinent. La diversité des Coléoptères présents l'enchante.

Il observe également des colonies de fourmis du genre Eciton, présent en Amérique du Sud, et auquel appartiennent les Fourmis légionnaires. Darwin ne précise pas leur espèce, mais note leurs comportements agressifs. Il observe ainsi (le même jour ?) des colonnes de ces fourmis poursuivent, encerclent puis mettent à mort des araignées, des blattes et d’autres insectes encore. Testant leur comportement, Darwin place des petits cailloux sur leurs chemins ; elles se précipitent pour les attaquer puis les repousser en-dehors. Si un obstacle est trop volumineux, elles établissent rapidement une voie de secours, mais tentent encore de repousser l'intrus. « Je plaçai une petite pierre de façon à intercepter la route de l’une des files ; le bataillon entier l’attaqua, puis se retira immédiatement. Peu après, un autre bataillon revint à la charge ; mais, n’ayant pu enlever l’obstacle, se retira à son tour et on abandonna cette route. En faisant un détour de 1 pouce ou 2, la file aurait pu éviter cette pierre ; c’est ce qui serait sans doute arrivé si elle avait été là dans le principe ; mais ces courageux petits guerriers avaient été attaqués et ne voulaient pas céder » Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde. De toute évidence, Darwin est fasciné par le comportement organisé des sociétés de fourmis, au point d'y consacrer un long paragraphe dans l'ouvrage ci-dessus.


Eciton burchellii est une espèce de fourmi légionnaire présente au Brésil et probablement observée par Darwin à Bahia. Crédits : Wikipedia

Darwin conclut cette journée du 5 mars 1832 : « C'est une chose nouvelle & agréable pour moi d'avoir conscience que naturaliser fait mon devoir, & que si je négligeais ce devoir je négligerais en même temps ce qui depuis quelques années me fait tant de plaisir ». Charles Darwin, Journal de Bord. Malheureusement, la biodiversité tropicale est aussi fascinante que cruelle. Après s'être légèrement blessé au genou, voilà que l'inflammation s'en mêle et que son genou gonflé marcher ! Bloqué à bord du HMS Beagle le 6 mars 1832, il doit prendre son mal en patience. Darwin profite alors de la chaleur tropicale, une sensation d'indolence l'envahit durant sa courte convalescence forcée. Son genou reste douloureux encore une bonne semaine, avant qu'il ne puisse reprendre ses excursions. Il devra attendre l'escale de Rio de Janeiro pour explorer de nouveau les forêts tropicales brésiliennes.

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