[1832] Le craton de Salvador de Bahia

Durant son séjour à Salvador de Bahia, Darwin profite de l'escale du HMS Beagle pour examiner les roches alentours. Dans ses notes manuscrites tirées de son Journal et notes géologiques, il rapporte la détermination sur le terrain d'un socle de gneiss, une roche métamorphique, entrecoupé d'inclusions granitiques et d'autres roches métamorphiques riches en hornblende. Il note aussi la présence de roche magmatique à phénocristaux, qu'il décrit comme étant de la pegmatite.


Affleurement de gneiss dans le secteur de Piritiva, province brésilienne de Bahia. Crédits photos : Elson Paiva de Oliveira (licence CC)

En 1846 lorsqu'il publie ses Observations géologiques sur l'Amérique du Sud, Darwin reprend la plupart de ses observations géologiques faites entre le 29 février et le 17 mars 1832 pour décrire la géologie de Salvador de Bahia. Il y détaille la présence d'intrusions de roches à minéraux verts (chlorites) dans le gneiss lité, mais aussi des dykes de syénite, une roche plutonique à grains fins composée de feldspath alcalin, de biotite et de hornblende, mais très pauvre en quartz. Pour cette raison, la syénite n'est pas considérée comme un granite. Son nom fait référence à Syène en Haute-Égypte (ancien nom d'Assouan) d'où les Egyptiens anciens extrayaient leur roche typique de sculpture et de construction.


Classification des roches plutoniques (en rose, les champs correspondant aux granitoïdes).


La présence de syénite, roche magmatique à grains fins, tranche avec les filons de pegmatite, une autre roche magmatique à gros grains. Dans ses Notes géologiques, Darwin fait l'hypothèse qu'une partie du gneiss ait pu à nouveau fondre partiellement en magma, expliquant la présence de ces dykes plutoniques au sein du socle métamorphique. C'est une interprétation plutôt correcte dans la mesure où elle est compatible avec la présence de granite d'anatexie. Pour autant, gardons à l'esprit que Darwin ne pouvait interpréter plus en détails ces roches.

Ce qui échappait hélas à la sagacité Darwin, faute de datation radiochronologique possible à l'époque, c'est bien entendu l'âge très ancien de ce gneiss datant du Néoprotérozoïque. En effet, Darwin ignorait qu'il se examinait alors sur affleurement du craton brésilien de São Francisco. Pour faire simple, un craton est un bloc ancien de croûte continentale qui, étant situé sur une portion de marge passive relativement stable, a échappé à la destruction. Mais notre craton initial s'est fragmenté au cours de la séparation du supercontinent Gondwana durant le Jurassique en deux blocs distincts : le craton de São Francisco et le craton du Congo. Notre craton brésilien est ainsi daté de -1 Ga à -3 Ga, selon l'âge des roches métamorphiques qui le compose. Un record de datation pousse même jusqu'à 3,65 Ga ! Si Darwin avait pu réaliser sur place de telles datations, performance technique impossible à son époque, nul doute qu'il aurait pu faire triompher par ses conclusions l'hypothèse de Lyell d'un âge de la Terre considérablement ancien !


Localisation des cratons associés au supercontinent Gondwana (Wikipedia)


La présence de chlorites dans les échantillons rocheux examinés par Darwin révèle peut-être la présence d'un encaissement de roches métamorphiques appelées ceinture de roches vertes (greenstone belts), un mélange de roches magmatiques mafiques et de sédiments ayant pour origine d'anciens arcs volcaniques insulaires, et qui ont subi eux aussi un métamorphisme au cours de la formation de ces cratons. La couleur verte des minéraux est notamment due à la présence de chlorites, mais aussi d'actinotes et d'amphiboles. Or dans la province de Bahia s'observent, au sein d'un encaissant de gneiss datant du Mésoarchéen (- 3 Ga à - 2,6 Ga), des éléments de la ceinture verte dite de "Rio-Itapicuru". 

Pour autant, les gneiss affleurant autour de Salvador de Bahia remontent au Néoprotérozoïque, soit au maximum datés de -1 Ga. Or ces affleurements encaissés de ceinture verte métamorphique se situent à 250 km au N.O. de Salvador ! Darwin a-t-il observé quelques lambeaux anecdotiques ? Je ne dispose pas de cartes géologiques de Bahia suffisamment précises pour le dire. Cependant, il apparaît que durant son séjour au Brésil, notre jeune naturaliste fit à nouveau preuve d'un très bon sens de l'observation. Hélas, il lui manquait des éléments chronologiques cruciaux pour apprécier encore plus ses déductions géologiques. Qu'en aurait-il alors conclu s'il avait remarqué que depuis les côtes camerounaises jusqu'au Congo se poursuit ce même craton datant du Néoprotérozoïque ?

Il est frustrant d'imaginer aujourd'hui que toutes ces connaissances de datation géologique et de tectonique des plaques manquaient alors cruellement à Darwin pour achever ses interprétations. Toutefois Darwin avait autre chose à l'esprit. Durant son séjour, les écrits de Humboldt ne cessent de l'inspirer, et il utilise un clinomètre pour rapporter l'orientation des gneiss lités dans le but de les comparer aux données géologiques de son idole. Confronter ses propres observations à celles rapportées par ce grand naturaliste est alors une obsession pour lui, comme en témoigne sa correspondance : « A Bahia, la pegmatite et le gneiss lité suivaient les mêmes orientations que celles observées par Humboldt en Colombie, distante de 1300 miles de là. N'est-ce pas merveilleux ? » Correspondance de Darwin à Henslow (16 juin 1832). Dans ses Notes géologiques, il rapporte également l'observation par Humboldt d'affleurements de gneiss-granite le long du fleuve colombien de de l'Oricono. On note sous sa plume la vive satisfaction de Darwin à marcher dans les pas d'un des plus grands naturalistes de son époque.


Carte géologique simplifiée du craton brésilien de São Francisco (source)


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