Darwin, un observateur social au regard critique contre l'esclavage (1/2)
Le 28 février 1832, le HMS Beagle achève sa traversée de l'Atlantique et arrive à Salvador de Bahia. Cette escale dans le second voyage du Beagle n'est pas seulement l'accomplissement d'un rêve naturaliste tropical pour le jeune Darwin, mais également une étape essentielle durant laquelle ses talents d'observateur le poussent à adopter un regard sociologique sur ses contemporains. Darwin, naturaliste sociologue de son époque ? Il semblerait que cet aspect du célèbre savant anglais ait été trop souvent occulté, alors que dès son séjour au Cap-Vert, le jeune homme s'intéresse autant à la Nature qu'aux Hommes qui l'habitent.
Salvador de Bahia - gravure du XIXème siècle. |
« Le ravissement que l'on éprouve en de tels moments éblouit l'esprit ». C'est en ces mots que Charles Darwin décrit dans son Journal de Bord son arrivée à Salvador de Bahia, le 28 février 1832. Si, durant ces premiers jours de contemplation de la luxuriante végétation tropicale, ses pensées sont tournées vers ses lectures de Humboldt, il ne manqua pas pour autant de dresser durant son séjour, tout comme il le fit au Cap-Vert, les portraits de personnages rencontrés au fil de ses promenades. Ainsi du 29 février au 18 mars 1832, Darwin va poursuivre ce travail d'observateur attentif, dont il tira pas la suite son engagement dans la condamnation de l'esclavage.
Cet intérêt pour l'observation de ses semblables débute par une sorte de choc culturel lors de sa visite de Porto-Praya puis de l'arrière-pays de l'île de Santiago, au Cap-Vert. « La ville [Porto-Praya] est misérable, faite d'une place et de quelques rues larges, si toutefois elles méritent un nom si respectable. Au milieu de ces ''Ruas'', on trouve pêle-mêle des chèvres, des cochons, et des enfants au teint noir ou brun […] ; ces derniers ressemblent moins à des êtres humains que tout ce dont mon imagination aurait pu me dépeindre comme étant l'effet d'une quelconque dégradation. Il y a un assez grand nombre de soldats noirs ; à mon avis il serait difficile de rencontrer une troupe plus inefficace » Charles Darwin, Journal de Bord.
Le mépris très britannique du jeune Charles Darwin débarquant pour le première fois sur une île tropicale est probablement lié à une certaine désillusion personnelle. Darwin s'était imaginé tout un paysage tiré des récits de Humboldt. Sa désillusion est grande à son arrive au Cap-Vert. De même, Darwin retranscrit souvent dans ses témoignages la différenciation raciale de l'Humanité, alors en vigueur au XIXème siècle. Non pas qu'il prône un discours raciste contemporain, mais parce qu'il reprend bien innocemment les hiérarchisations anthropologiques de son époque, telles qu'il les apprit probablement durant ses études de médecine inachevées à Edimbourg.
S'il s'agit autant d'une référence bien ancrée dans son esprit que d'un choc culturel pour notre voyageur néophyte, Darwin au Cap-Vert s'évertue très vite à observer avec plus d'attention la population d'origine africaine. Lors d'une excursion dans les terres au 26 janvier 1832 : « Nos compagnons noirs étaient extrêmement gais ; à tout ce que nous disions ou faisions, ils réagissaient en riant de grand cœur » Charles Darwin, op. cit. Pour autant, la violence raciale entre communautés semble monnaie courante, ce que Darwin révèle par la suite : « Notre interprète espagnol nous quitta alors. Avant de monter sur son âne, il chargea de balles un formidable pistolet, faisant tranquillement remarquer : ''ça, très bon pour homme noir'' » Charles Darwin, op. cit . A la lecture de cet extrait de son journal, le portrait d'une société d'apparence joyeuse et nonchalante vole en éclats, révélant d'importantes tensions socio-économiques entre les colons blancs privilégiés et une communauté noire exploitée. Même conclusion le 2 février 1832, alors qu'il traverse le village de Fuentes pour se rendre à St Domingo : « Fuentes est un joli village avec un petit cours d'eau et tout semble prospère, excepté, à dire vrai, ceux qui devraient l'être le plus, ses habitants. Les enfants noirs, complètement nus et l'air misérable, portaient des fagots nettement plus gros qu'eux. Les hommes et les femmes, mal vêtus, paraissaient éreintés » Charles Darwin, op. cit.
« Esclaves récemment achetés au Brésil », gravure de Johann Moritz Rugendas, 1830 - source : WikiCommons |
Darwin n'en reste pas moins un ethnologue qui s'ignore ; de retour à Porto-Praya, une fête locale retient son attention. C'est le fameux épisode des « jeunes filles noires, très élégamment vêtues », dont Darwin s'efforce de décrire les danses et les chants culturels en quelques phrases. En 1839, alors qu'il rédige son Récit de voyage (originellement troisième tome du "Narrative of the Voyages of H.M. Ships Adventure and Beagle"), il s'évertua à mettre en avant la fraternité entre les races plutôt que ces apparentes divisions sociales : « Nous donnons quelques shillings au prêtre nègre, et l’Espagnol, lui caressant la tête, dit avec beaucoup de candeur qu’il pense que la couleur de la peau a peu d’importance » Charles Darwin, Voyage d'un naturaliste autour du monde. L'épisode des jeunes danseuses se transforme alors en anecdote exotique, presque sensuelle, plus encline à faire écho aux fantasmes exotiques de ses contemporains qu'à nous livrer un véritable examen ethnographique.
Un rendez-vous avec la sociologie en partie manqué par la force des préjugés ? Et pourtant, ce n'est pas la première fois que Darwin rencontre des gens de couleur. Alors qu'il étudie à Edimbourg, le jeune Darwin est initié au taxidermie par John Edmonstone, un esclave noir affranchi. Moyennant finances, ce dernier lui enseigne les rudiments de cette pratique, compétence qui lui sera bien utile pour conserver les spécimens collectés durant son voyage. Le choc n'est donc pas racial, mais culturel et sociétal. Malgré cela, jeune Darwin va progressivement tirer de ses observations successives une opinion progressiste et engagée face à la tragédie que fut l'esclavage sur le continent américain.
Durant son escale à Salvador de Bahia, Darwin apprécia l'architecture de la vieille ville coloniale, bien qu'il n'ait de cesse de se plaindre du bruit et de l'odeur. Nous sommes bien loin du calme d'une ville comme Édimbourg ! Mais il va aussi s'interroger sur la condition des résidents noirs du pays. Qu'il s'agisse d'affranchis ou d'esclaves, Darwin est frappé par l'avilissement de leur dignité humaine. « Tout le travail est fait par des noirs qui sont assemblés en grand nombre autour des entrepôts des négociants. […]. Les nègres gesticulent et vocifèrent beaucoup à tout moment et lorsqu'ils chancellent sous leurs lourds fardeaux, ils battent la mesure et se réconfortent en chantant des airs primitifs » Charles Darwin, Journal de Bord.
Le capitaine Paget, commandant du HMS Samarang, se trouve à Bahia avec ordre d'arraisonner les navires trafiquants d'esclaves. C'est là une des hypocrisies de l'Angleterre des années 1830, qui feint de condamner l'esclavage en luttant contre la traite clandestine en mer, mais sans pour autant l'interdire fermement. Le franc-parler de ce jeune capitaine et son ton quelque peu désinvolte par rapport à l'étiquette militaire ne peuvent que plaire à Darwin, qui sympathise avec lui durant ses nombreuses visites au cours de l'escale à Bahia. De plus, le jeune commandant est clairement un abolitionniste, Darwin alors âgé de 23 ans s'enflamme rapidement pour la cause. « Le capitaine Paget nous a rendu d'innombrables visites, il est toujours aussi amusant. En présence de gens qui l'auraient contredit s'ils l'avaient pu, il a cité à propos de l'esclavage des faits si révoltants que si je les avais lus en Angleterre, je les aurais mis au compte du zèle crédule de personnes bien intentionnées » Charles Darwin, op. cit.
Avant même le séjour à Rio de Janeiro et les vives critiques qu'il y formula contre l'esclavage, Darwin entame donc une critique sociologique de ce commerce atroce, dans laquelle il s'en prend vertement à ses compatriotes associés à la traite négrière. Il fustige l'image d'esclaves bien plus heureux asservis que s'ils retournaient dans leurs foyers africains. Il dénonce les « sauvages policés d'Angleterre » qui soutiennent un tel trafic. Enfin, il conspue « tout individu qui s'honore de s'être dépensé pour la cause de l'esclavage ». Cette prise de position engagée lui vaut d'ailleurs une célèbre dispute avec le capitaine FitzRoy, qu'il rapporta des années plus tard dans son Autobiographie (1876). Durant l'escale à Salvador de Bahia, FitzRoy visite la plantation d'un propriétaire d'esclaves. FitzRoy demande à les questionner sur leur sort en présence du maître des lieux. Aucun esclave n'ose se plaindre, bien évidemment. Le capitaine FitzRoy y voit une justification morale imparable de l'esclavage. Fier de rapporter l'anecdote à Darwin, celui-ci lui demande, non sans cynisme, s'il ne pensait pas que les esclaves n'avaient osé contrarier leur maître. Cette remarque malheureuse provoqua la colère de FitzRoy. Puisque Darwin ose douter de sa parole, il le menace de l'expulser du navire et de le laisser au Brésil. La colère dure toute une journée, FitzRoy convoque même son premier Lieutenant dans le seul but de médire de Darwin ! Notre jeune naturaliste craint qu'il s'agisse là de la fin de son voyage. Le soir pour le réconforter, les aspirants l'invitent à dîner dans leurs quartiers. Quelques heures plus tard, FitzRoy fait remettre un mot d'excuse à Darwin, le priant de bien vouloir continuer de vivre avec lui. Tout est oublié, le voyage peut poursuivre ! Mais l'anecdote souligne les désaccords entre Darwin et FitzRoy sur la question de l'esclavage.
Darwin s'apparente donc très clairement à un abolitionniste, comme le fut en son temps son grand-père Erasmus Darwin. Le 17 mars 1832, alors que Charles et l'aspirant King profitent du dernier jour d'escale pour faire leur promenade d'adieu à Bahia, il note sur son journal : « Mais là où la plus grande partie d'entre eux est réduite en esclavage, et où ce système est maintenu par un empêchement total de l'éducation, moteur principal des actions humaines, à quoi peut-on s'attendre, sinon à ce que l'ensemble soit pollué par cette partie-là ? » Charles Darwin, op. cit. Lire les récits de voyage de Darwin à la lumière de la sociologie n'est pas une idée originelle de votre serviteur, mais provient de l'article de Luis Arana Bustamante, publié dans la revue Investigaticiones Sociales en 2018. Si l'auteur approfondit son discours en explorant le contexte historique et économique de l'époque, je tire du Journal de Bord de Darwin une lecture assez similaire. De toutes évidences, les escales du Cap-Vert et de Salvador de Bahia ont contribué à faire mûrir les opinions de Darwin sur l'esclavage, tout en démontrant que le célèbre naturaliste fit aussi preuve de talents d'observateur sociologique lors de son célèbre voyage.
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