[1833] A la pêche aux Daphnies

En ce mois de juillet 1833, Darwin est toujours à Maldonado, en Uruguay. Pendant que l'équipage du HMS Beagle est occupé aux travaux de rénovation de la Goélette l'Unicorn que le capitaine FitzRoy a acheté quelques semaines auparavant, notre jeune naturaliste parcourt la région à la recherche de spécimens à étudier. Renouant avec sa passion adolescente pour la biologie marine, il rejoint l'estran de l'île de Gorriti face à Maldonado afin d'étudier l'écosystème qu'accueille ses rives saumâtres. Parmi des touffes algues vertes dont les échantillons ne se sont malheureusement pas correctement conservés pour être herborisés, Darwin recueille de minuscules Crustacés : des Branchiopodes et des Ostracodes. Notre jeune homme s'intéresse alors plus particulièrement aux représentants du premier taxon : des Daphnies en grand nombre sur les filaments d'algues vertes. Il en conserva quelques spécimens dans de l'alcool (collection n° 727).

A bord du Beagle, Darwin s'emploie à étudier ses prises au microscope. Notons tout d'abord que notre jeune naturaliste disposait de plusieurs ouvrages de référence sur les Crustacés dans la bibliothèque du navire, aussi pouvait-il à loisirs comparer ses propres observations aux descriptions scientifiques de ses contemporains. Et à ce sujet, précisons que pour les zoologistes du début du XIXème siècle, la classe des Crustacés se divisait en deux sous-classes : les Entomostraca (ou Crustacés inférieurs) et les Malacostraca (ou Crustacés supérieurs). Une classification historique qui a bien changé depuis !

Nos petites Daphnies ont connu un remaniement de leur systématique, et sont désormais rangées dans la classe des Branchipodes, ordre des Diplostracés, famille des Daphniidae. Dans ses Notes Zoologiques, Darwin décrit des individus transparents, de couleur légèrement brune. La coloration chez les Daphnies varie énormément selon l'espèce et l'environnement. Les teintes rougeâtres sont cependant les plus remarquables, car elles correspondent à la présence d'hémoglobine dans leurs cellules sanguines. Darwin repère d'ailleurs le cœur en battements, très actif chez ce petit Crustacé. Et pour cause, il peut atteindre au repos le rythme de 180 pulsations par minutes !

Notre jeune naturaliste ne se limite pas à un tableau général, il nous livre une description détaillée de l'anatomie de ses spécimens. Il observe les deux grandes antennes plumeuses et décrit quatre des cinq paires de pattes reliées au thorax. Les yeux composés primitifs sont noirs et irréguliers, la gueule mandibulaire constituée de plaques articulées, il suit attentivement le tube digestif jusqu'à l'intestin, puis l'anus. Darwin s'intéresse également à l'épine apicale ainsi qu'aux griffes abdominales. Ces derniers sont des organes natatoires de forme variable selon les espèces, allant de simples soies à des formes plus élaborées comme dans sa description. Enfin, il agrémente ses notes du croquis d'un de ces petits spécimens collectés (voir croquis en tête d'article).


Planche anatomique d'une Daphnie


Darwin décrit rapidement l'appareil reproducteur des Daphnies. Il note la présence dans l'espace dorsal d’œufs et d'embryons. Leur cycle de vie l'intrigua cependant durant les années suivantes, sans qu'il n'y travaille directement. Dans le fameux "Notebook C" (1838-1839), il cite le travail de Baird (1838) sur la reproduction des Daphnies (travail qu'il attribue de manière un peu obscure à un certain Dr. Johnston). « Les Daphnia produisent des jeunes, capables de produire des jeunes plusieurs fois et de pondre deux sortes d'œufs » Charles Darwin, Notebook C. Baird (1838), dans son étude, écrit : "il est établi qu'une seule copulation suffit non seulement à féconder la mère toute sa vie, mais toutes les descendantes femelles pendant plusieurs générations successives". Quelques années plus tard, Darwin introduisit auprès de la Royal Society les travaux approfondis de Lubbock (1857) sur les différentes formes d’œufs et modes de reproduction des Daphnies.

Ces références sont des travaux précurseurs sur la parthénogenèse cyclique des Daphnies. Les femelles peuvent se reproduire alors qu'elles n'ont pas achevé leur croissance par parthénogenèse (reproduction asexuée). Elles produisent alors des œufs diploïdes à chaque mue, qui éclosent et restent dans la poche incubatrice pendant trois jours avant d'être relâchés dans le milieu extérieur. Mais vers la fin de sa croissance, la femelle produit un second type d’œuf, ou "œuf d'hiver", recouvert d'une couche chitineuse appelée éphippie. Ces œufs, qui résistent à des conditions extrême de sécheresse ou n'éclosent qu'après une période de disette, peuvent éclore en individus mâles ou femelles. Les femelles ayant donné naissance à des individus de sexe opposé produisent ensuite des œufs haploïdes, que les mâles pourront féconder, et achever cette fois-ci un cycle de reproduction sexué.


Cycle de vie des Daphnies (sources : Wikipedia)


Les Daphnies sont également un modèle d'étude de choix pour les biologistes évolutionnistes, en raison de leur cycle de vie si particulier, mais aussi parce que leurs populations seraient sensibles à d'autres mécanismes évolutifs que la fameuse sélection naturelle. Ces minuscules Crustacés étant soumis à de trop brusques modifications de leur environnement, ils auraient recours à une solution évolutive alternative appelée plasticité phénotypique transgénérationnelle. Dans un contexte évoquant l'hérédité lamarckienne, le phénotype de la génération suivante est influencé par les conditions environnementales rencontrées par la génération précédente. Ce mécanisme court-circuite la sélection naturelle darwinienne classique, mais trouve toute sa place dans le contexte néodarwinien actuel de la théorie de l’évolution. Lynch et al. (2024) ont même démontré qu'au sein d'une population de Daphnia pulex suivie pendant dix ans, et bien que la sélection soit omniprésente dans les génomes de plus de 800 isolats séquencés, le coefficient de sélection moyen des sites nucléotidique suivis est presque nul, démontrant une quasi-neutralité du génome au cours du temps !

Pour autant, si l'hypothèse de neutralité accorde un rôle marginal à la sélection naturelle, elle ne signifie pas l'absence d'évolution. D'autres mécanismes évolutifs sont tout simplement à l’œuvre, comme la dérive génétique, et pour les Daphnies, la plasticité phénotypique. Ce qui n'empêche pas des think tanks créationnistes de présenter les Daphnies comme l'exception infirmant le darwinisme. Un raccourci grossier, et d'autant plus anachronique que ces travaux s'appuient sur la théorie synthétique de l'évolution et l'analyse moléculaire génomique. Des concepts et techniques totalement inconnus à l'époque de Darwin.




Illustration ci-dessus : Puce d'eau du genre Daphnia donnant naissance à sa progéniture. Le grossissement de l'image est de 100 fois. Une technique de microscopie en champ sombre a été utilisée, avec de la lumière polarisée. Réalisation : Marek Miś (2019).



Notes bibliographiques :

Baird, W. (1837-38). "The natural history of the British Entomostraca", Magazine of Zoology and Botany, vol. 2, p. 406.

Lubbock, John. (1857). An Account of the Two Methods of Reproduction in Daphnia, and of the Structure of the Ephippium. Communicated by Charles Darwin. Philosophical Transactions of the Royal Society of London, 147, p. 79-100.

Lynch, M. et al. (2024). The genome-wide signature of short-term temporal selection. PNAS, 121(28).

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