[1834] Excursion en canots sur la côte orientale de Chiloé (2/4)
Le 25 novembre, les deux embarcations poursuivent leur périple sous des torrents de pluie. La descente jusqu'à l'île Huapi-lenu demeure assez décevante pour Darwin, qui se lasse de ce paysage de plaine coupée par des vallées et bordée d'îlots. Depuis la mer, la côte orientale de Chiloé apparaît comme une immense forêt vierge et impénétrable. Nous sommes en plein cœur de l'écorégion des forêts tempérées valdiviennes, qui se caractérisent par un très fort taux d'espèces endémiques, pour certaines héritières de la biodiversité de l'ancien supercontinent du Gondwana. C'est dans ces forêts primaires que Darwin découvrit le cyprès de Patagonie ou Alerce, Fitzroya cupressoides, baptisé en hommage au Capitaine FitzRoy.
Le périple se poursuit le 26 novembre 1834. Depuis leurs embarcations, les marins britanniques ont une vue splendide sur le volcan Osorno. Ce magnifique stratovolcan conique culmine à 2652 mètres d'altitude sur la rive continentale, au Nord-Est de l'expédition. Le volcan est alors en activité, des volutes de fumée s'échappant de son cône blanchi de neige. Ce n'est pas la seule fois que Darwin le vit en activité. Le 19 janvier 1835, Charles Darwin se trouve près d'Ancud et assiste à une éruption de l'Osorno. En tout depuis l'arrivée des Conquistadors, onze éruptions ont été enregistrées entre 1575 et 1869. Endormi depuis lors, il n'est pas pour autant considéré comme éteint. Les coulées de lave basaltique et andésitique générées lors de ces éruptions ont atteint les lacs Llanquihue et Todos Los Santos. Les géologues ont également découvert des traces de coulées pyroclastiques, ce qui classe le volcan Osorno parmi les volcans composites. Enfin, si Darwin ne fait évidemment pas lui-même l'allusion, le Volcan Osorno est particulièrement photogénique de nos jours. Et pour cause, il a des airs de Mont Fuji au cœur du pays chilien !
Volcan Osorno en éruption. Gravure du XIXème siècle. |
Depuis la côte orientale de Chiloé, Darwin a une vue magnifique sur la Cordillère des Andes. Il ne manque pas de remarquer les cônes volcaniques enneigés alignés sur cette ligne Nord-Sud, rendue semi-circulaire par illusion d'optique liée à la courbure de la Terre. Comment ne pas songer à nos connaissances actuelles de géodynamique ! Darwin décrit dans son Journal de Bord ce que nous identifions désormais comme un arc volcanique lié à la zone de subduction des plaques océaniques sous le continent Sud-Américain. Mais il faudra attendre encore près d'un siècle et demi avant que notre interprétation actuelle ne soit acceptée par la communauté scientifique. Darwin, pour sa part, suspecte une activité volcanique commune entre ces majestueux dômes enneigés. Il se rapproche de l'interprétation exacte, bien qu'il ne parvint pas à correctement relier ces éruptions entre-elles. Mais son esprit d'observation et de déduction savait faire mouche, malgré les modestes connaissances géologiques de son époque.
Les côtes sauvages de Chiloé ne sont pas totalement inhabitée. La petite expédition croise sur son chemin des Amérindiens, dont l'aspect évoque pour Darwin à la fois les Fuégiens de la Terre de Feu et les Mapuches de la Pampa. Il note aussi que tous ces natifs ne se ressemblent pas forcément, suspectant quelques métissages européens. Mais Darwin remarque également que par leurs coutumes et modes de vie, ces peuples amérindiens ne sont pas assimilés aux indigènes de Patagonie australe qu'il connaît déjà. Et pour cause ! Lorsque les conquistadors espagnols arrivèrent sur l'île de Chiloé au XVIe siècle, l'île de Chiloé était habitée par les peuples Chono, Huilliche et Cunco. Durant le recensement de la population insulaire de 1832, le Gouvernement chilien rapporta 42 000 habitants, dont vraisemblablement 11 000 natifs amérindiens. Il semblerait que les deux principaux peuples étaient alors les Cuncos sur la quasi-totalité du rivage, et les déportés Chonos à l'extrême pointe Sud-Est.
Les Cuncos sont eux-mêmes considérés comme un sous-groupe du peuple Huilliche. Leur sous-catégorisation est elle-même sujette à critiques, car seuls les documents espagnols de l'époque coloniale les classent ainsi. Et qui plus est, les Conquistadors ayant été en conflit contre eux, il est fort possible que cette dénomination soit avant tout un étiquetage territorial de la part des chroniqueurs espagnols. Ce sont des cultivateurs, qui vivent de leurs champs de maïs, de pommes de terre et de quinoa. Ils élevaient des Chilihuèques, espèce domestique de Camélidés qui s'est éteinte lors de son remplacement par l'importation d'animaux domestiques européens. Darwin n'eut pas l'occasion d'observer ces animaux, déjà disparus depuis deux siècles. Il n'observe les Cuncos que dans leurs champs de pommes de terre et à la pêche aux fruits de mer. Leur situation en ce début du XIXème siècle est précaire. Le Gouvernement chilien a beau vouloir rétablir une justice foncière en leur faveur, leur sort n'est guère meilleur que celui des Huilliches sur le continent. L'arrivée massive de colons allemands au cours des décennies suivantes va provoquer un déséquilibre foncier. Au final, les descendants Cuncos et Huilliches sont désormais pour beaucoup d'entre-eux des ouvriers agricoles travaillant dans des fermes de descendants européens.
Les Chonos étaient un peuple amérindien vivant dans les archipels au Sud de l'île de Chiloé. C'étaient des canoétistes semi-nomades, vivant de la chasse des Mammifères marins et de la pêche à pied. Ils cultivaient peu, et utilisaient des grottes naturelles comme lieux de guérison. Cette dernière coutume leur aurait peut-être valu la réputation de rites sataniques secrets alors qu'ils ont été christianisés, comme le rapporte Darwin dans son Journal de Bord. Toujours est-il que les Chonos étaient de bons navigateurs, appréciés des navires européens pour les guider dans les dédales d'archipels des côtes chiliennes australes. Les Chonos s'assimilaient donc à de précieux auxiliaires pour les autorités espagnoles. Pourtant, ce rôle ne les préserva pas de la disparition. Accusés de venir en aide aux pirates et corsaires, ils furent massivement déportés au Nord sur l'île de Chiloé où ils se mélangèrent progressivement aux Amérindiens insulaires. Quant aux derniers nomades Chonos, on ignore quel fut leur sort. Jusqu'à récemment en 2006, la présence d'ultimes survivants isolés dans des régions reculées de la péninsule de Taitao motiva une expédition anthropologique, mais en vain. Victimes des déportations massives des hommes et d'une faible espérance de vie de leurs femmes, le déséquilibre démographique brutal leur fut certainement fatal.
Les 27 et 28 novembre 1834, la petite expédition poursuit sa route vers le Sud, indifférente au drame ethnologique qui se joue autour d'eux. En vérité, les chroniques anthropologiques de Darwin sur l'île de Chiloé sont assez fragmentaires, pour ne pas dire vagues et incomplètes. Tout ce qu'il tient pour informations fiables sur les amérindiens de l'île et l'organisation foncière mise en place par le Gouvernement chilien lui provient de M. Douglas, un topographe local, qui guide les deux embarcations le long des côtes orientales de Chiloé. L'homme est d'ailleurs plus intéressé par son profit foncier que par l'histoire amérindienne de l'archipel. Arrivés le soir sur l'île de Quinchao, ils découvrent un territoire défriché et entièrement colonisé par des fermiers. M. Douglas se plaint surtout de la faible rentabilité de ces fermes. Le sort des premiers cultivateurs de l'île, quant à lui, se perd déjà dans les ombres de l'Histoire. Une fois de plus, Darwin est le témoin du terrible anéantissement des cultures amérindiennes d'Amérique du Sud.
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