[1834] Quelques observations géologiques à Chiloé

Durant l'expédition en canots de marins du HMS Beagle entre novembre et décembre 1834 sur la côte orientale de l'archipel de Chiloé, Darwin eut de nombreuses occasions de géologiser. Toutes ses observations apparaissent bien entendu dans ses Notes Géologiques, précieux carnets de terrain qui lui servirent de matériel brut pour la rédaction postérieure de ses ouvrages de géologie. Plongeons-nous le temps d'un article sur les principales observations géologiques de notre jeune naturaliste au cours de cette excursion nautique.

Dès juillet 1834 et son premier séjour à Chiloé, Darwin notait déjà plusieurs observations intéressantes. Autour d'Ancud (San Carlos), il remarquait la nature volcanique des affleurements rocheux. La rétinite, une roche volcanique vitreuse de la famille des rhyolites, et d'aspect proche de l'obsidienne, prédomine aux alentours. Il notait aussi la présence de basalte, ainsi que du wacke, roche sédimentaire détritique d'origine marine. Ces notes, bien qu'antérieures à l'expédition en canots, sont toutefois intéressantes car Darwin eut certainement occasion d'observer à nouveau ces formations alors qu'il empruntait à cheval la route de Chacao pour rejoindre les marins.



Mais revenons à cette expédition de la fin d'année 1834. Darwin débute ses notes géologiques par la remarque suivante : « Chiloé est est une chaîne de roches primitives, parallèle aux principales Cordillères, qui à une époque lointaine a déversé des roches volcaniques. Elle est bordée sur la côte Est, étant protégée du puits du Pacifique par des couches tertiaires qui ont été soulevées à des périodes distinctes, dont une grande partie est certainement attribuable à la période d'ascension ». Charles Darwin, Notes géologiques. Le soulèvement progressif du continent sud-Américain est l'hypothèse géologique que Darwin exposa par la suite comme une preuve de l'actualisme de Lyell. Cette réflexion, qui mûrit progressivement au cours de son Voyage, semble donc particulièrement avancée en cette fin d'année 1834.

Malgré les couches sédimentaires du Cénozoïque prédominant sur la bande orientale de l'archipel, Darwin note encore à Castro d'intéressantes formations volcaniques de trachyte. Le métamorphisme est également bien présent : ardoises, micaschistes et ampélite. Comme à son habitude, Darwin décrit et mesure avec précision le pendage de ces roches. Bien entendu, ces formations ont été altérées et érodées par le climat humide de l'archipel. Les graviers, alluvions et couches de galets abondent dans les reliefs et le long des côtes. Mais Darwin s'intéresse de plus près aux dépôts sédimentaires du Cénozoïque, forcément pertinents du point de vue de ses interprétations géologiques du continent sud-Américain. Les descriptions de grès argileux sont fréquentes, surtout lorsqu'il s'agit de falaises côtières ! Les falaises de Lemuy de grès jaune et ses fragments de bois pétrifié silicifié l'enchantent. La stratification laisse à penser que son raisonnement est correct : sur un socle métamorphique reposent des couches horizontales plus ou moins épaisses de grès argileux et autres indices d'un niveau marin anciennement plus élevé. Par-dessus ce socle s'empilent parfois des dépôts volcaniques, certainement en lien avec les éruptions pyroclastiques des Andes.

Les Coquillages abondent également ; leur amoncellement pose cependant quelques problèmes à Darwin. Les dépôts sont irréguliers, défiant presque la logique. Ses connaissances lui permettent d'identifier des Bivalves fossiles issus de différentes périodes, comme Cytheraea sp. datant du Cénomanien (Crétacé supérieur). De rares fossiles de Ostreae sp. et Venus sp. sont visibles, parfois même loin dans les terres selon les témoignages locaux qu'il collecte. Darwin est cependant bien conscient d'un biais d'observation certainement courant sur ce rivage : la consommation de coquillages par les Amérindiens ! « En général, il est extrêmement difficile de déterminer si les coquilles ont été transportées par les habitants, où la nourriture de base est constituée de coquillages, ou abandonnées par une mer qui se retire » Charles Darwin, op. cit. Cette prudence n'est pas sans faire écho à une bourde paléontologique que l'étudiant Darwin avait commise trois ans plus tôt, et que son professeur de géologie avait eut à cœur de corriger ! Mais plus sérieusement, notons ici que Darwin prend soin de hiérarchiser les différentes preuves qu'il accumule sur le terrain, prenant note cependant que Chiloé n'est pas forcément l'exemple le plus simple pour expliquer le soulèvement continental progressif. Prudence et rigueur sont deux qualités propres aux naturalistes les plus brillants. Néanmoins Darwin n'est doute guère en son fort intérieur ; l'archipel de Chiloé présente bien des indices d'anciens niveaux marins plus élevés !

Sur l'île de Lemuy, Darwin espère prospecter une mine de charbon dont on lui avait parlé. Elle se situe parmi les couches de grès, et peut-être espérait-il trouver quelques fossiles. Mais comme il le narre dans son Journal de Bord, la mine s'avère extrêmement décevante. Pourtant, ce gisement l'intéresse beaucoup plus dans ses Notes Géologiques. Il décrit l'accumulation compacte de feuilles à l'origine de cette roche sédimentaire d'origine organique. Mais pour autant, il ne va pas plus loin dans l'interprétation de ces gisements. S'il la juge sans grande valeur, c'est peut-être aussi d'un point de vue industriel. En effet la lignite contient moins de carbone que la houille, ce qui lui confère un pouvoir calorifique inférieur.

Enfin, une autre curiosité géologique laisse Darwin songeur. « Toute la côte est de Chiloé et ses îles sont parsemées d'un nombre extraordinaire de gros fragments de roche cristalline » note-t-il. La présence de blocs granitiques erratiques n'est guère aisée à expliquer pour notre jeune naturaliste. Darwin sait qu'un socle granitique affleure sur une partie de l'île. Mais comment expliquer la présence de ces roches isolées sur la côte orientale ? Certains sont des blocs de syénite, roche plutonique présente en Cordillère des Andes. Darwin ne doute pas que ces blocs puissent provenir des Andes. Mais comment expliquer leur déplacement depuis une telle distance ? L'hypothèse de Darwin semble assez peu crédible : il suppose un transport conjoint avec l'érosion du gravier. Mais rappelons-nous qu'à son époque, Agassiz n'avait pas encore développé son hypothèse d'épisodes glaciaires anciens !

L'archipel de Chiloé présente de nombreuses difficultés d'interprétation géologique à ce stade du voyage pour notre jeune naturaliste. Contrairement à la Pampa argentine, « la rareté et la difficulté de trouver de telles coquilles comme preuve de l'élévation » lui compliquent la tâche. Et pourtant, Darwin en est certain, Chiloé présente aussi des preuves d'élévation du continent sud-Américain. L'indice le plus éclatant demeure la présence de coquilles de Ostreae sp. et Venus sp. au centre de l'île comme sur les rivages. Les Amérindiens consomment le fruit de leur pêche à pied le long des côtes, et non au cœur des forêts. Darwin exclut donc toute activité humaine trompeuse. D'ailleurs pour lui, « la même relation s'applique aux Mytili et aux Patella sur la côte de Patagonie. — les Concholepas, Fissurella et Donax de la côte près de Valparaiso » argumente-t-il. Les conclusions de ses Notes géologiques pour cette excursion le long des rives orientales de Chiloé sont sans équivoque. Darwin en est désormais certain, au Chili aussi s'observent les preuves d'une élévation graduelle du continent.

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